Centre d'Étude du Futur

Introduction

Le transhumanisme se base sur l’évolution des sciences et des techniques pour dessiner ce qui serait un nouvel avenir pour l’homme. Il s’agirait d’une accélération de l’évolution qui consisterait à créer une nouvelle humanité dont les facultés seraient décuplées, voire de créer des êtres robotisés dotés de telles facultés.

La première question est de savoir quelle conception de l’homme inspire l’ambition du transhumanisme. Cette ambition tranche-t-elle avec l’évolution des idées depuis l’avènement de la Modernité ? Représente-t-elle au contraire un accomplissement du projet de la Modernité ? C’est la deuxième question. Peut-on envisager un autre avenir pour l’homme que dessinerait un renouveau de la Modernité ? C’est la troisième question que nous nous poserons.

Le transhumanisme et la question de l’homme

Selon le transhumanisme, l’être humain pourrait être amélioré grâce au développement des sciences et des techniques. Ce développement permettrait de développer nos facultés intellectuelles et physiques.

Le développement scientifique augmente la compréhension de l’homme. Pour le transhumanisme, celui-ci cesse d’être une question, une énigme, et devient une équation. Nous pourrions en faire le tour, le décrire en tous ses aspects, le traduire en paramètres, le reconstituer au moyen d’algorithmes, et pourquoi pas, créer des machines à notre image et à notre ressemblance, dotées de facultés égales voire supérieures aux nôtres, au-delà de l’humain.

Est-ce un projet nouveau ?

La Modernité

La Renaissance et les Lumières ont ouvert l’ère de la Modernité. L’homme de la Modernité se libère du poids des croyances imposées et des traditions. Il se définit comme seul maître de son destin, pensant par lui-même et définissant ses propres fins.

Une nouvelle conception du sujet apparaît : l’individu. L’individu serait un être capable d’exister par lui-même et d’agir pour lui-même. C’est le sens même du mot « in-dividu » : celui qui n’est pas divisé, qui est un avec lui-même.

Les idées ne flottent pas dans l’air. Elles ne sont pas indépendantes de la vie sociale et de l’évolution de la société. Au moment où la Modernité émerge, apparaît le capitalisme libéral. Ce régime économique est parfaitement compatible avec la conception de l’homme comme individu. Il en est même indissociable. « L’homo oeconomicus » agit selon ses propres intérêts, selon ce qui lui est utile. Grâce au marché libre, les intérêts des uns et des autres s’ajustent. C’est un modèle rationnel, prédictible et para-métrisable. Cette rationalité est instrumentale en tant qu’elle est assujettie au fonctionnement du capitalisme libéral.

La rationalité instrumentale n’est qu’une composante de la rationalité qui s’impose dans le monde occidental. C’est la rationalité du sujet qui pense et qui existe en tant que tel. Telle est la visée de Descartes : « Je pense donc je suis ». La rationalité devient la faculté essentielle de l’homme, au point de le définir en tant qu’homme, en tant qu’individu. Elle en est l’alpha et l’oméga.

Selon le transhumanisme, l’homme peut être mis en équations et son comportement peut être traduit à travers des algorithmes. Cette perspective constitue l’aboutissement de la Modernité et de la conception de la rationalité qui l’anime.

Vers la Seconde Modernité

La Modernité ne doit pas être rejetée mais elle mérite d’être refondée. La philosophie d’Emmanuel Lévinas et des courants personnalistes sont pour cela sources d’inspiration1.

La rationalité n’est pas première dans la genèse de l’être humain. Avant elle, quand nous sommes encore dans l’inconscience, dans la confusion du Monde et de nous-même, dans l’innocence des origines, surgit l’événement de l’éthique. L’éthique est vue comme événement parce qu’elle n’est pas le produit de la raison, des idées, des raisonnements. L’événement, c’est la rencontre de l’autre, de son visage, de la responsabilité qu’ils induisent en moi, à travers la prise de conscience de leur fragilité. Je découvre que je suis responsable de l’autre. Le Monde n’est pas que pour moi, je dois le partager. Tel est l’origine de la raison, le partage du Monde avec les autres, consécutif à la responsabilité pour autrui. La raison trouve son origine dans la relation, la rationalité est le fruit de la relationalité. Celle-ci l’englobe et lui assigne son sens. Cette prise de conscience du fondement de la raison ouvre la voie de la Seconde Modernité.

La raison n’est pas la faculté première de l’homme car elle est précédée par l’éthique qui la fonde. Quelle conséquence pour le transhumanisme, sinon la démonstration qu’il est une illusion car il est impossible de traduire l’éthique, comme évènement de la rencontre et comme prise de conscience de la responsabilité pour autrui, dans un raisonnement. L’individu, on peut le mettre en équations. La personne, on ne le peut pas.

L’éthique, aussi bien que l’amour qui en est la consécration, ne seront jamais réductibles à des algorithmes.

Vincent Triest


(1) Voir sur le site de l’Université de Chicoutimi au Québec « Les classiques des sciences sociales », collection « Les sciences sociales contemporaines », rubrique « Perso-Regards personnalistes », nos 5 & 6, Janvier-Mai 2005, “RENOUVEAU ET MÉMOIRE DU PERSONNALISME, Spécial Mounier 100e anniversaire.” Lien : http://classiques.uqac.ca/contemporains/PERSO/perso_05/perso_05.html