Centre d'Étude du Futur

            « On a longtemps expliqué le renoncement et la soumission qui caractérisent la vie moderne par les contingences de la « nature humaine ». Au bout du compte, le mythe de notre existence pré-civilisée, prétendument faite de privations, de brutalité et d'ignorance a fini par faire apparaître l'autorité comme un bienfait qui nous a sauvé de la sauvagerie...

On admet désormais que, avant la domestication – avant l'invention de l'agriculture -, l'existence humaine se passait essentiellement en loisirs, qu'elle reposait sur une intimité avec la nature, sur une sagesse sensuelle, source d'égalité entre les sexes et de bonne santé corporelle...

Le riche environnement habité par les humains avant la domestication et l'agriculture a aujourd'hui presque disparu. Pour les rares chasseurs-cueilleurs survivant aujourd'hui, il ne reste que les terres les plus marginales, les lieux isolés non encore revendiqués par l'agriculture et les villes tentaculaires. En outre, ces rares chasseurs-cueilleurs qui parviennent encore à échapper aux pressions énormes de la civilisation, visant à les transformer en esclaves (c'est-à-dire en paysans, en sujets politiques, en salariés) ont tous été influencés par les contacts avec des peuples extérieurs...

La domination au sein d'une société n'est pas sans lien avec la domination de la nature. En revanche, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, il n'existe aucune hiérarchie entre l'espèce humaine et les autres espèces animales, de même que les relations qui unissent les chasseurs-cueilleurs sont non hiérarchiques. Fait caractéristique, les non-domestiqués considèrent les animaux qu'ils chassent comme des égaux, et ce type de relation fondamentalement égalitaire a duré jusqu'à l'avènement de la domestication...

Nous avons pris un mauvais tournant monstrueux avec la culture symbolique et la division du travail ; nous avons quitté un lieu d'enchantement, de compréhension et de totalité pour atteindre l'absence que nous trouvons aujourd'hui au cœur de la doctrine du progrès. Vide et de plus en plus vide, la logique de la domestication, avec ses exigences de totale domination, nous montre aujourd'hui la ruine d'une civilisation qui ruine tout le reste...

Le postmodernisme nous dit qu'une société sans relations de pouvoir ne peut être qu'une abstraction. C'est un mensonge, à moins que nous n'acceptions la mort de la nature et que nous renoncions à tout jamais à ce qui fut jadis et à ce qui pourrait être de nouveau... ».

            Ces quelques lignes proviennent du livre (« Futur primitif ») de l'anarchiste américain John Zerzan. Ce dernier, a composé son ouvrage en s'appuyant sur nombre d'études consacrées aux sociétés d'autrefois. C'est-à-dire dépeignant ces petits groupes qui évoluaient en pleine nature avant qu'intervienne leur sédentarisation définitive. Or, à partir de cette rupture abolissant la vie nomade, se façonnerait au fil du temps le monde que nous connaissons aujourd'hui.

            Certaines de ces communautés des « âges anciens » existent encore. Ainsi, le film « Les dieux sont tombés sur la tête » a pour principaux protagonistes les Bushmen. Lesquels vivent actuellement dans le désert africain du Kalahari. Et le cinéma nous montre ici, de façon humoristique, l'existence d'un modeste clan de chasseurs-cueilleurs. Aussi nous faut-il constater que, parmi ceux-ci, règnent effectivement le loisir, l'égalité, la liberté.

Une réelle âpreté de la nature conduit le quotidien de ces « primitifs ». Mais ceci se compense par un compagnonnage sans faille. En réalité, les lieux à ce point désolés, ou d'un accès particulièrement difficile, protègent heureusement des intrus, préservent de l’État, abritent une manière ancestrale d'échapper à la « civilisation ». C'est donc en pareils endroits, disséminés à travers la planète, que vivent désormais les derniers hommes libres.

Virage vers le désastre

            La naissance de l'Homo Sapiens remonte à plus de 150.000 ans. On sait également aujourd'hui qu'il y eut ce moment où notre espèce changea subitement la manière de se nourrir. Car, voici 10 ou 12.000 ans, apparurent, de façon générale, l'élevage et l'agriculture. Ce qui représente une mutation relativement récente. De fait, l'aventure humaine s'est déroulée, à quelques 95% de sa longue trajectoire, sous la forme de petites bandes pratiquant pêche, chasse, cueillette.

Avant ce basculement, la société préhistorique profitait d'une indéniable aisance alimentaire.  Preuve nous en est donnée par l'analyse de squelettes multi-millénaires. Semblables ossements en effet, ne présentent aucune trace de carences. De plus, la taille des individus de ces temps très anciens, s'apparente aux mensurations actuelles. Dans pareilles tribus des premiers âges, tous ignoraient donc le manque.

 

            Ces examens d'ossatures ancestrales attestent l'existence d'une égalité manifeste. Ainsi, on a pu savoir de la sorte que des individus physiquement très handicapés ont néanmoins vécu fort longtemps. De toute évidence incapables de chasser ou trouver de quoi manger, ceux-là ne subissaient nullement un quelconque rejet, car solidairement ravitaillés. Et si de tels handicapés n'essuyaient aucun mépris, on peut alors en conclure que d'autres ne se voyaient pas valorisés grâce à leurs compétences. En tous cas, ceci peut encore se lire sur les parois des cavernes. Parce que nombre de peintures rupestres représentant l'une ou l'autre chasse collective, laissent voir des personnages rigoureusement identiques, c'est-à-dire sans attribut particulier désignant un chef.

Toutefois, décrire ces collectivités fraternelles s'est aussi réalisé d'une toute autre manière... 

            Il advint ces moments dans l'histoire où l'Europe déversa, sur tous les continents, son trop-plein d'aventuriers, de soldats, de marchands. Mais elle charriait également un contingent de prêtres, clercs, lettrés. On doit donc à ceux-ci, les premières narrations relatives aux mœurs des « sauvages » envahis. De sorte que semblables chroniqueurs détaillèrent un mode d'existence antagonique au « Progrès » : celui  des  chasseurs-cueilleurs. 

Notre modernité confirma ces observations empiriques d'autrefois. Car, séjournant au cœur de contrées inhospitalières, certains anthropologues contemporains, comme Pierre Clastres ou James C. Scott, rencontrèrent des peuplades similaires à celles évoquées par les récits du temps jadis.

Implantée en maintes régions du Globe, donc universelle, pareille façon de faire société se révélait première, associée aux débuts de l'humanité. Reste alors à comprendre pourquoi nous avons répudié cette harmonie communautaire des origines, ce qui nous a poussé à dilapider ce précieux héritage.

            Il faut d'abord constater que les chasseurs-cueilleurs se procuraient gibiers, poissons, plantes, fruits, racines, champignons... en fournissant peu d'efforts. Par conséquent le loisir constituait l'essentiel de leurs journées. Tous se réunissaient alors pour échanger, raconter, amuser, imaginer, expliquer, proposer, persuader. De ce fait, les paroles devaient, autant que possible, capter l'attention, surprendre l'auditoire, éviter toute banalité rébarbative. Dans ce but, chacun se voyait invité à déployer une certaine créativité, un récit original. Et l'on développait ainsi sa différence innée, tout en respectant celle d'autrui. De sorte que s'épanouissaient la liberté de chacun et l'égalité entre tous, grâce à cette oisiveté générale exempte de soucis matériels.

            Le paysan, lui, ne connaîtrait jamais cette insouciance vouée au seul instant présent. Car son dur labeur de chaque jour, s'effectuait sous la menace de lendemains incertains. Déjà, sans son travail assidu, sa famille ne pourrait manger, se chauffer, se loger. Mais, accomplir avec zèle moult corvées quotidiennes, ne supprimait pas ses inquiétudes. Trimer sans relâche, livrait quand même sa production aux sécheresses persistantes, tempêtes catastrophiques, pluies incessantes, insectes dévastateurs, maladies ravageant cultures et bétail... Dès lors, la prudence conseillait de mettre à l'abri tout éventuel excédent, fourni parfois par quelque conjoncture bénéfique. Et, en tout premier lieu, ce surplus devait être protégé contre la convoitise des autres.

            Paradoxalement, suer sang et eau pour manger à sa faim allait donner naissance à l'odieuse morale du pique-assiette. Mais avant d'en arriver à juger ce qui était bien ou mal, le bon travailleur devait d'abord se montrer économe. Viendrait ensuite l'accumulation. Puis, à partir de cette réussite, semblable propriétaire comblé profiterait de ses capitaux pour se rétribuer largement. Ceci en spéculant sur la rareté de biens pourtant essentiels, ou en faisant travailler les moins riches à son profit. C'est alors que, bien plus tard, mais toujours persuadé de son éminent mérite, ce parasite bien pourvu dénoncerait la honteuse paresse ceux qui n'ont rien, s'en prendrait à ces désœuvrés vivant aux crochets de cette sécurité sociale alimentée par nos impôts.

Un pas supplémentaire fut franchi quand le pouvoir décida de contraindre les gens de manière plus subtile, en lançant ceux-ci dans une course au superflu. Servi par ce bourrage de crâne baptisé publicité, il créa de toute pièce un état de manque permanent. Dès lors, beaucoup se retrouvaient psychologiquement drogués, captifs d'appétits illimités. Néanmoins, ceux-là se verraient encensés. Parce que présentés comme laborieux et combatifs, se détachant de la masse anonyme grâce à nombre d'efforts soutenus. Mais, le plus souvent, pareils personnages s'activaient ainsi par pure faiblesse de caractère, car entièrement soumis à l'appât du gain ainsi qu'au désir de paraître.

            Désormais, travailler d'arrache-pied donnait l'autorisation d'exploiter son prochain et valorisait des agités maladivement insatisfaits. Au fil du temps, inspirées par « en-haut », de telles prescriptions imprégneraient les esprits, forgeraient le vivre-ensemble, normaliseraient un ordre social agencé par l'argent. Aussi, les nantis pourraient-ils dormir en paix. Tous ces pauvres en effet, se voyaient à présent tenus en laisse par l'opinion, le droit, les tribunaux, la police.

Or, une vie en commun basée sur l'inégalité, le déni, les multiples excès répétés, débouchait fatalement sur des catastrophes. De fait, après les désastres humains et sociétaux déjà subis surviendraient destruction de l'environnement et menace climatique.

Il faut donc maintenant en convenir : voici longtemps, l'Humanité a stupidement choisi de suivre le plus mauvais des chemins.

La sagesse des « attardés »

            Une grande banque occidentale, ayant succursale dans une capitale africaine, cherchait un préposé pour tenir le guichet. Après avoir fait paraître une offre d'emploi dans les plus grands quotidiens du pays, elle reçut nombre de candidatures autochtones pour ce poste. Parmi celles-ci, figurait une lettre qui déclencha le rire des cadres européens. Ce postulant en effet, écrivait ceci : « ... et donc, Monsieur le Directeur, j'aimerais travailler non pas en-dessous de vous, ni au-dessus de vous, mais à côté de vous. »

Une autre source d'effarement, pour semblables responsables issus du vieux continent, était de voir certains employés indigènes partageant leur salaire avec une ribambelle de parents, d'amis, de voisins. Aussi, maints hommes blancs évitaient-ils de fraterniser avec les natifs. Sans quoi, ils risquaient de se voir constamment sollicités, accablés par des demandes continuelles d'argent, d'objets, de services.

A vrai dire, les occidentaux pareillement expatriés, ancrés dans leurs certitudes et souvent gonflés de suffisance, ne comprenaient rien à ce qu'ils avaient là sous les yeux. Leur regard condescendant ne pouvait discerner ici les manifestations résiduelles d'une culture millénaire. Laquelle pourtant, était la même que celle de leurs lointains ancêtres. Sauf que ces prétentieux répartissaient les humains entre peuplades attardées et gens évolués.

            Les « non-civilisés » des époques lointaines, savaient identifier les plantes comestibles, reconnaître tout animal potentiellement dangereux, se déplacer en silence pour surprendre le gibier, s'orienter d'après le soleil ou les étoiles, mémoriser chaque recoin d'un vaste territoire... De plus, ils déchiffraient avec vivacité paroles et attitudes. Ce qui permettait de s'intégrer harmonieusement dans une communauté, en adoptant aussitôt le comportement adéquat. Dès lors, assimiler ces nombreuses informations avantageait la survie personnelle ainsi que celle du groupe.

            Pareils savoirs s'incorporaient dans un ensemble de règles qu'il convenait de respecter. D'autant que la nature environnante semblait également s'ordonner selon des lois précises. C'est pourquoi, intervenait ici l'un ou l'autre grand récit collectif. Lequel refusait toute idée de possible chaos, indiquait dans quelle direction s'organisait la marche de l'univers, procurait du sens.

Si ces convictions permettaient de mieux affronter la vie, elles ne protégeaient pas de l'événement imprévu. À tout moment, le malheur pouvait frapper au hasard, s'abattre sur l'innocent ou foudroyer l'ennemi. Aussi fallait-il conjurer le mauvais sort. D'où ces rituels, se manifestant par des incantations à caractère magique, mélopées reprises en chœur, danses sacrées, offrandes aux divinités, rejets d'agissements considérés comme tabous... De sorte que de tels supposés remparts contre une éventuelle épreuve, atténuaient considérablement les angoisses.

En outre, pareilles célébrations partagées, croyances identiques, valeurs communes, renforçaient la cohésion du groupe. Car de ce fait, le comportement d'autrui s'annonçait prévisible, rassurant. Parce que ce dernier se conformait à des principes moraux adoptés par tous. Mais en plus, l'autre devenait également cet appui majeur dans l'adversité. En effet, tout dommage à l'encontre d'un individu attirait aussitôt le secours de la communauté. Ce qui, là encore, dissipait bien des inquiétudes.

            En réalité, à ces époques très lointaines, l'homo sapiens survivait grâce à la sécurité procurée par le groupe. Cela parce que tout homme seul, immergé dans cet environnement sauvage, se révélait incapable de courir aussi vite que nombre d'animaux. Dès lors, battre à la course quelque proie et fuir pour se sauver des grands fauves, lui posaient des problèmes vitaux.

Celui-là ne pouvait pas non plus se dissimuler promptement sous la terre, s'échapper dans une forêt touffue en voltigeant de branche en branche, provoquer l'effroi par de terribles rugissements ou l'exhibition d'une musculature imposante. Sans les autres il se présentait en dérisoire avorton du monde animal. Soit un être totalement désarmé, dépourvu de griffes acérées, canines redoutables, carapace protectrice. 

Néanmoins, ces âpres conditions d'existence, éliminaient les individus dont l'agressivité, la vanité, l'avidité, ne pouvaient consentir à cette égalité unanimement célébrée. Car, en persévérant, en cédant sans réserve à leur désir de dominer, de tels apprentis dictateurs se privaient du soutien collectif, se condamnaient eux-mêmes à la solitude dans un milieu naturel hostile. 

            Arriva cette fracture où, grâce à des armes et outils de plus en plus sophistiqués, la nature cesserait d'inspirer un respect craintif. Et ce, jusqu'à ce qu'elle devienne servante, outrageusement exploitée par des maîtres humains ayant tous les droits.

Puisque nombre d'hommes avaient mis l'environnement à leur service, ce dernier serait d'abord planifié pour combler le besoin de nourriture. Par conséquent, certains s'efforceraient de contrôler les fournitures alimentaires, tout en activant une production maximale de ces ressources tout-à-fait essentielles. Avec ce résultat que pareille mainmise sur les surplus, modifierait profondément le vivre-ensemble. Dès cet instant en effet, la « race des chefs » viendrait à proliférer. Elle avait désormais les moyens d'acheter maintes loyautés et d'entretenir de nombreux subalternes.

            Chez les chasseurs-cueilleurs, l'oisiveté favorisait les échanges conviviaux, renforçait un heureux compagnonnage. Mais, avec l'apparition de l'agriculture et de l'élevage, flânerie, nonchalance, désœuvrement se verraient violemment condamnés, jugés sans appel comme autant de vices honteux. Par contrecoup, le bon travailleur en deviendrait auréolé, car son labeur acharné le parait maintenant de multiples vertus.

Bien sûr, une telle « qualité d'être » semblait mériter les plus grandes récompenses. Dès lors, toute production excédentaire n'appartiendrait qu'à quelques-uns. Et s'établirait ainsi des inégalités considérables, lesquelles reposeraient sur le solide socle de la propriété privée. Toutes ces accumulations protégées se monnayeraient alors, s'échangeraient contre des biens luxueux, prestigieux, personnels, privatifs. Ce qui enterrait définitivement le mode de vie d'antan. Car, dans la société archaïque, les objets particulièrement enviables circulaient de mains en mains, voyageaient au gré de ces demandes toujours amicalement honorées.

Et le progrès devint superstition

            En l'an de grâce 1703, parut un livre qui devait bouleverser l'Europe. L'auteur, le baron de Lahontan, était un de ces Français qui découvrirent les territoires américains, sur lesquels se bâtirait le canada. Et le titre de l'ouvrage annonçait immédiatement son contenu : « Dialogues avec un sauvage ».

Ce « sauvage », appelé Kandiaronk, s'exprimait de manière très aisée. Ce qui expliquait peut-être pourquoi cet Indien avait été choisi par ses pairs pour représenter le Conseil de la nation huronne.

En outre, une telle faconde  lui aurait permis de séjourner en France, afin d'être présenté à la cour du roi Louis XIV.

           Sous la plume de Lahontan, ces propos d'un Amérindien déconcertaient la bonne société française d'alors. Car, parmi les paroles retenues, on pouvait notamment lire celles-ci : « ...plus je réfléchis à la vie des Européens, et moins je trouve de bonheur et de sagesse parmi eux...  Je dis donc que ce que vous appelez argent, est le démon des démons, le tyran des Français, la source des maux... ».

En réalité, le récit du baron bousculait un système ayant banni depuis longtemps libres choix et tendances égalitaires. Pourtant, un tel compte-rendu ne faisait que compléter les observations réalisées auparavant par des missionnaires jésuites. Ainsi, en 1644, un certain père Lallemand s'offusquait de l'entière liberté régnant au sein de ces tribus de chasseurs-cueilleurs hurons. Et, plus particulièrement, de la permissivité sexuelle dont profitaient les jeunes femmes indigènes. De même, il s'indignait quant à cette absence d'autorité dans l'éducation des enfants. Parce qu'issu d'un corps social rigidement hiérarchisé, ce prêtre décrivait donc ce qui, pour lui, sonnait comme un reproche : « ...Je ne crois pas qu'il y ait sur Terre plus libres que ceux-ci, et moins capables de voir leurs volontés contraintes... ».

            Rejoindre semblable communauté, où l'on pouvait vivre sans coercitions et dans laquelle chacun se voyait assuré de ne jamais sombrer dans la misère, se révélait extrême tentation chez beaucoup d'Européens de cette époque. C'est pourquoi des centaines de jeunes Français refuseraient leur « mission civilisatrice », pour s'enfuir chez les peaux-rouges.

Ce phénomène, qui se prolongerait durant des décennies, se manifestait également parmi les autres colonies implantées dans le Nord-Est américain. En témoigne cette lettre de Benjamin Franklin, destinée à un ami. Ce savant, mais aussi futur député qui siégerait un jour au Congrès des États-Unis d'Amérique, écrivait donc en 1753 ce qui suit : « ...Lorsque des Blancs, de l'un ou l'autre sexe, sont pris par les Indiens et vivent quelque temps avec eux, en vain leurs amis les rachètent et les traitent avec toute la tendresse inimaginable pour les décider à rester parmi les Anglais. Ils sont bientôt dégoûtés de notre manière de vivre, des soins et des peines nécessaires pour subsister ; à la première occasion, ils s'échappent pour retourner dans les bois, et il est impossible de les en faire revenir... ».

            Au XVIIIe siècle, la vieille Europe se trouvait encore façonnée par un modèle féodal de plus en plus sclérosé. Or, cette troublante rencontre avec le Nouveau Monde allait donner aux idées un regain de vitalité.

Montaigne, semble-t-il, fut le premier philosophe à chanter les louanges de ces populations récemment découvertes. Et d'autres penseurs le suivirent alors dans cette voie dont, parmi les plus connus, Voltaire. Ce dernier en effet, écrivit un roman intitulé « L'ingénu ». Soit les malheurs d'un jeune Huron qui subissait, en France, la duplicité malveillante des « civilisés ». 

Le formidable engouement pour ces mœurs indiennes dépassait les frontières nationales du vieux continent. Car cette autre façon de vivre nourrissait la contestation véhiculée par les nombreux partisans des Lumières. Comme Leibniz, savant germanique bien connu de ce temps-là, et qui s'exprimerait lui aussi sans détour : « ...Les Iroquois et les Hurons... ont montré que des peuples entiers peuvent être sans magistrats et sans querelles. ».

            Le chantre le plus enthousiaste du « bon sauvage » fut sans conteste Jean-Jacques Rousseau. Dès lors, ses écrits philosophiques s'efforceraient, fougueusement, de prouver que l'homme se caractérise par une bienveillance foncière. A condition toutefois qu'il reste immergé dans une nature totalement vierge. Sinon, de par l'action nocive de la civilisation, cette bonté naturelle vient à se corrompre. Ce qui a pour conséquence d'anéantir la liberté intrinsèque de chaque être humain.      

De telles affirmations passionnées, allaient reléguer son auteur parmi les naïfs, les doux rêveurs, les exaltés. Et l'on s'en moque encore aujourd'hui. Car ces idées avancent à contre-courant, et continuent de nos jours à bousculer un dogme particulièrement bien ancré. Lequel soutient avec constance que l'humanité se dirige inexorablement vers un « mieux ».

            Lorsque débuta la sédentarisation, tout rapace monopolisant les surplus alimentaires pouvait mettre à son service de nombreux hommes d'armes, pour maintenir l'ordre ou conquérir de nouveaux territoires. Celui-là, entretenait également une bureaucratie importante, afin de prélever l'impôt - acquitté sous forme de nourriture, corvées, conscription, argent - sur lequel s'appuyait son autorité. Mais, il lui fallait en outre capter l'appui d'un comparse tout-à-fait essentiel : la caste sacerdotale. C'est ainsi qu'au fil des millénaires, pulluleraient les « royautés de droit divin ».

Soi-disant installés sur le trône par quelque divinité célébrée par tous, ces rois se comportaient en despotes absolus. Néanmoins, parce que redoutant une possible révolte, de tels monarques se disaient soucieux du bonheur collectif, demandaient publiquement aux dieux de la Cité des actions bénéfiques favorisant le peuple.

            Les petites gens qui s'épuisaient au travail croyaient peiner dans l'intérêt de la communauté, se concevaient vertueux, s'imaginaient appréciés par le Ciel. En réalité, plus ils vivifiaient le bien-être général, plus s'amplifiait l'opulence des puissants. Or, cette dynamique allait perdurer, s'intensifier, jusqu'à nous entraîner aujourd'hui dans un tourbillon d'intense labeur. Une frénésie, instituée pour se goinfrer de superflu. Avec comme ultime résultat, que culminent à présent de gigantesques fortunes, de monumentales inégalités.

Certes, l'oligarchie capitaliste a remplacé les souverains tyranniques d'autrefois. Mais ce nouveau pouvoir exerce sa domination sur quasiment toute notre planète, contrôle nombre d'informations, attise la corruption des élites, suscite une passivité des populations.

            Comme jadis, la soumission du grand nombre se consolide grâce au sacré. Sauf que le culte actuel ne repose plus sur de saintes écritures. Présentement en effet, c'est le progrès technologique qui devient liturgie. Car de lui seul viendront, paraît-il, prospérité, bonheur et salut de l'humanité. Aussi, les dominants témoignent, exhibent leur foi, récitent avec ferveur pareil credo scientiste.

Dans ces conditions, défendre un modèle sociétal fondé sur la nature, prononcer l'éloge des chasseurs-cueilleurs d'antan, proposer ces loisir, égalité, partage, convivialité, entraide, retenue, simplicité, modestie, frugalité... revient à piétiner le catéchisme du système. Et voilà pourquoi les écrits de Jean-Jacques Rousseau, se perçoivent encore comme authentiques blasphèmes.

Une vision tronquée

            Le 20e siècle fut celui des grands massacres. Les première et deuxième guerres mondiales, les génocides (arménien, juif, rwandais), les exterminations d'opposants politiques (principalement commis par des dictatures fascistes ou communistes), les divers conflits armés éclatant ça et là, totalisent finalement, pour cette période, plus de 250 millions de morts. Pourtant, il se trouve certains pour relativiser une telle hécatombe !

En fait, ceux-là comparent le nombre des tués à celui de la population planétaire. De sorte que ces glacés calculs s'appuient sur des pourcentages. Dès lors, leur bilan est « optimiste » : au  cours des siècles, la proportion de tels meurtres collectifs se réduit de manière continue. Et puisque de 1900 à l'an 2000, la Terre comptait, en moyenne, 4 milliards d'êtres humains, on peut donc estimer que nos 8 milliards d'individus actuels assassineront à peine 400 millions de leurs contemporains !

            La longue route de l'humanité s'en irait de la brutalité barbare vers une progressive douceur des mœurs. Or, pareille thèse ne considère que les seuls temps historiques, révoque 95% du phénomène Homo Sapiens. Il semble donc que l'éblouissement causé par d'incessantes avancées technologiques, s'accompagne d'une croyance à ce progrès moral en perpétuel crescendo.

Un tel parti pris, verse rapidement dans la supposition hâtive. Et les âges préhistoriques se voient représentés comme théâtres d'abominables tueries. Aussi, l'un ou l'autre squelette au crâne défoncé, mais issu d'époques très lointaines, sert aussitôt de « preuve ». Ceci alors que semblable blessure peut aussi bien résulter d'une chute vertigineuse que de l'attaque d'un grand fauve.

            On a réellement constaté par contre, l'extrême respect manifesté par les chasseurs-cueilleurs envers tout organisme vivant. A tel point que ceux-ci demandaient pardon à l'animal qu'ils venaient d'abattre. Pourtant, cette mort du gibier constituait pour eux un acte obligatoire, parce qu'indispensable à la survie du clan.

Si l'art pariétal représente des scènes de chasse, il ne montre pas de combat mortel entre humains. De plus, le devoir d'hospitalité, véritablement sacré, imposait d'accueillir avec bienveillance toute personne étrangère. Dès lors, on voit mal de tels individus se lancer dans des boucheries guerrières.

En revanche, les fermiers qui, durant de longs mois, prenaient soin de leur bétail, n'hésitaient pas à le pousser vers l'abattoir. Il ne s'agissait plus ici de prélever sur la nature ce minimum nécessaire à la vie, mais bien d'obtenir un maximum d'argent. Dès lors, habitués à faire périr en masse, ces « éleveurs » se changeaient rapidement en soldats. Car ainsi modelés, sans aucun état d'âme et déjà disciplinés par l'astreinte au labeur intensif, ils obéiraient docilement à des chefs sanguinaires.

            Les durs travaux des champs exigeaient une dépense musculaire soutenue. Avec cette conséquence que l'on mangeait à sa faim grâce à l'homme de la famille. Ce dernier, à la fois mari protecteur et père nourricier, s'imposait alors en maître incontesté de la maisonnée. Et ce, avec les inévitables abus inhérents à semblable autorité patriarcale.

Or, dans les tribus de naguère, pendant que les chasseurs traquaient une proie, l'élément féminin du groupe cueillait tout végétal s'avérant comestible. En outre, il fallait reconnaître les plantes sauvages qui apaisent la douleur, cicatrisent une plaie, rétablissent le bon fonctionnement d'un organe corporel. Et pareil lien privilégié avec la flore environnante, permettait également de distinguer ce qui risquait de faire poison. Grâce à quoi les femmes bénéficiaient d'un respect certain.

Nombre de millénaires plus tard, cet intime élan vers la nature serait interdit. D'où cette mise à mort des « sorcières », de celles détenant encore ce savoir immémorial transmis de mère en fille.

            En ces âges reculés, l'initiation des adolescentes avait pour objet l'éclosion, l'épanouissement, la conservation de la vie. Tandis que les garçons, dès leur puberté, s'initiaient au consentement à l'autre versant de l'existence : la privation, la souffrance, la mort.

Vivre des moments d'intense douleur, physique ou morale, endurci les individus, voire provoque chez eux des pulsions de cruauté. C'est ainsi que certaines tribus d'Amérindiens, infligeaient tourments et mutilations terrifiantes aux envahisseurs étrangers ayant fait périr un des leurs.

Cependant, les mère, soeur, fille ou veuve d'un homme ayant été tué, pouvait empêcher le supplice du prisonnier. Après tout, il se pouvait que son seul tort soit d'être né dans une ethnie aux agissements criminels. Par conséquent, ce hasardeux coupable arriverait peut-être à combler le vide creusé par l'assassinat de l'être aimé. Alors, après réussite de cette « période d'essai » due à l'initiative féminine, un tel rescapé se voyait adopté par toute la communauté.

Qui venait d'Europe considérait avec effroi les poteaux indiens de torture. Mais à leur tour, ces Iroquois autrefois invités en France, se montraient épouvantés par maints châtiments infligés pour l'exemple. Car ici on ne compensait pas un douloureux chagrin en suppliciant les meurtriers venus d'ailleurs. Le but en effet, était de punir avec sadisme des gens issus du peuple mais rebelles à l'ordre établi, réfractaires aux lois mises en place par les puissants. Ceux-là dès lors, étaient « soumis à la question », voyaient leurs membres arrachés par écartèlement, ou expiraient les os brisés sous le supplice de la roue, voire brûlaient vifs sur un bûcher !

            En l'an 1519, débarquait sur la côte mexicaine une petite troupe commandée par Herman Cortès. Très vite, ces espagnols se heurtèrent aux armées du puissant Empire aztèque. Or, n'étant que quelques centaines, les conquistadors avaient instamment besoin d'alliés. Ils dépêchèrent donc des émissaires pour rallier à leur cause une ville indigène forte de 150.000 habitants. Un choix judicieux, car cette cité subissait notoirement l'hostilité de l'Empereur Montezuma.

En réalité, l'animosité du monarque envers pareille concentration urbaine, résultait d'une organisation politique excluant toute forme de pouvoir. En effet, cette agglomération, nommée Tlaxcala, fonctionnait selon un régime particulièrement démocratique. Et c'est un conseil populaire  sous contrôle citoyen qui, après débat, se dirait favorable aux demandes espagnoles.

           Ces événements se trouvent détaillés dans le volumineux ouvrage intitulé : « Au commencement était... ». Soit un livre rédigé par David Graeber et David Wengrow, respectivement anthropologue et archéologue, tous deux anarchistes de surcroît.

Si cet écrit reconnaît les qualités indéniables des sociétés de chasseurs-cueilleurs, il ne dissimule pas pour autant certaines de leurs dérives. Toute règle présente des exceptions. Il y eût donc de ces rares tribus soumises à des chefs tyranniques, pratiquant l'esclavage, méprisant les femmes, usant de violence envers d'autres peuplades.

De même, parmi les civilisations activées par l'élevage et l'agriculture, on constate des « anomalies », mais dans l'autre sens cette fois !

            De toute évidence, la ville mexicaine de Tlaxcala ne constitue pas un cas isolé. D'autres localités importantes ont fonctionné de la sorte : sans despotes ni hiérarchies. Preuve nous en est donnée par l'archéologie moderne.

Maints vestiges retrouvés nous signalent d'anciens lieux ayant abrité une population nombreuse, une complexité sociétale conséquente. Cependant, ces endroits se révèlent exempts de palais majestueux, tombes royales grandioses, monuments célébrant des guerres de conquête, grands dortoirs pour y loger de nombreux esclaves, fresques à la gloire d'un personnage surdimensionné ...

Il semble là que l'esprit animant les chasseurs-cueilleurs ait perduré, bien longtemps après la disparition de ces derniers.

            Notre actuelle société de consommation décline de jour en jour. Il convient donc de penser une autre manière de vivre. Dans ces conditions, pourquoi ne pas s'inspirer de ce qui a fait ses preuves durant des millénaires ?

Et cet aboutissement, atteint par nos lointains ancêtres, se pourrait-il qu'il soit inscrit au plus profond de nous ?

Gablou