Centre d'Étude du Futur

Au commencement était la parole, et la parole était avec Dieu.Elle était au commencement avec Dieu.Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été faitn'a été fait sans elle.Elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.

Jean 1, 1-4

          Si les animaux s'imbriquent facilement dans cette vaste machinerie que représente le milieu naturel, l'homme quant à lui sera toujours ce rouage déficient, ce mécanisme incapable de fonctionner par la seule force des instincts. Pour s'en convaincre, il suffit de remonter aux origines, d'imaginer quelles difficultés se posaient aux premiers Homo Sapiens.Parce qu'immergée dans une nature hostile, cette humanité naissante luttait pour la survie. Et son avenir allait dépendre de sa capacité à résoudre des problèmes vitaux. En partant de rien, comment en effet se nourrir, se défendre contre les prédateurs, se protéger des intempéries, s'efforcer de guérir maladies et blessures, se confectionner des vêtements, ... ?Aux débuts de l'ère préhistorique, c'est donc par l'information que s'amoindrirait la grande vulnérabilité de l'être humain. Survécurent dès lors, les petits groupes sachant mettre en commun savoirs et trouvailles. Avec pour résultat, une multiplication de ces échanges verbaux favorisant la vie, de ces coopérations salutaires offertes par la parole.

         Restait à consentir au monde. Non pas seulement accueillir la joie, mais aussi tolérer cette part sombre de l'existence que l'on ne peut changer. Soit s'accommoder des inévitables déplaisirs, frustrations, épreuves, fatalités, souffrances, et accepter l’inéluctabilité de la mort.S'ensuivait aussitôt ce questionnement fondamental : pourquoi l'Univers est-il ainsi ? Avec pour résultat l'émergence de l'un ou l'autre grand récit. De sorte qu'après pareille quête, le réel, même douloureux, se voyait admis sans réserve, car saturé de sens. Et parce qu'elle devenait de ce fait un modèle éclairant, la vie se présentait alors en véritable lumière des hommes.

Grâce au langage, nombre de croyances collectives structuraient à présent la personnalité de chacun. Aussi, un tel credo, à la fois individuel et rassembleur, fortifiait on ne peut mieux la cohésion du groupe. Semblables chasseurs-cueilleurs vivaient dès lors dans une parfaite harmonie, car impulsés par des sagesses unanimement acceptées, une mystique animiste intégrant ce versant tragique de la vie, une attitude morale qui respectait autrui et célébrait la nature.

            Pour survivre puis améliorer ses conditions d'existence, l'être humain s'est donc posé deux questions, essentielles mais complémentaires : comment ? et pourquoi ? Or, cette dernière interrogation, nécessaire pourvoyeuse de sens, au fil du temps a parfois encouragé des mœurs et traditions beaucoup trop austères. Dès lors, condamner de la sorte une certaine douceur de vivre, orientera  progressivement les esprits vers l'autre façon de questionner le monde. Et celle-ci va se révéler prépondérante, affaiblissant de plus en plus spiritualités, philosophies, idéaux politiques. Avec ce comment amplifié, un bien-être sans cesse accru devient maintenant l'objectif majeur de la société. Aussi, les consommateurs avides remplacent-ils ces croyants, ces sages, ces idéalistes, ces « produits démodés » des époques antérieures. Lesquelles sont aujourd'hui jugées arriérées et barbares. D'autant que l'actuelle course vers le « mieux », s'effectue grâce à « l'intelligence », soit par avancées scientifiques et technologiques. Par conséquent, la parole traditionnelle, le Verbe évangélique, s'efface des consciences, laissant place au langage purement factuel. Parce que matérialiste, cette froide rationalité considère à présent l'homme comme une machine. Il convient donc d'améliorer celle-ci, quitte à la changer de fond en comble ! Mais alors, sachons-le, pareil aberrant chemin conduit tout droit au pire des mondes ...

 

Une préface qui en dit long

            En 1946, Aldous Huxley ajoutait une préface à son célèbre roman, ironiquement intitulé Le meilleur des mondes. Par ce préambule, l'auteur confirmait la vison effrayante et prémonitoire présente dans son livre ; lequel parut en 1931. Et l'on repère déjà, au sein de semblable entrée en matière, quelques phrases qui annoncent le plus monstrueux des projets :

            « La mutation véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans l'âme et la chair des êtres humains. »

On peut le constater de nos jours : nous allons de plus en plus vers un absolu conditionnement des esprits. De surcroît, le transhumanisme qui avance, a pour but de transformer le corps humain.

            « Les changements technologiques rapides, s'effectuant dans une économie de production de masse et dans une population où la majorité des gens ne possède rien, ont toujours eu tendance à créer une confusion économique et sociale. »

Ici encore, Aldous Huxley anticipe avec justesse. Car il est effectivement vrai que l'innovation technologique a versé dans une course folle. Aussi, beaucoup s'imaginent que cette progression des  techniques va leur procurer une aisance accrue. Sauf que pareille espérance dévalue toute conviction politique revendicatrice. Dès lors, ainsi désarmée, la population s'appauvrit. Mais, elle ne s'en aperçoit guère. Cela parce que nombre de biens élémentaires ne coûtent presque rien. De fait, quantité de produits proviennent de l'étranger, sont fournis par des pays exploitant une main-d’œuvre misérable. D'autre part, le crédit favorise bien des achats. Avec pour résultat que tout ceci multiplie les esprits confus, lesquels deviennent incapables d'identifier leurs intérêts primordiaux.  

            « Le gouvernement au moyen de triques et de pelotons d'exécution, de famines artificielles, d'emprisonnements et de déportations en masse, est non seulement inhumain ... il est - on peut le démontrer – inefficace ...Un État totalitaire vraiment « efficient » serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de dirigeants auraient la haute main sur une population d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude. »

Contraindre toute une population par la force, exige beaucoup d'efforts. En outre, cette sorte de coercition ne peut durer éternellement. Mieux vaut donc manipuler les gens, les persuader que seul le pouvoir d'une minorité travaillera valablement à leur bonheur. En réalité, pour dominer sans anicroches, on doit d'abord convaincre. Ainsi, pendant cette heureuse période des « trente glorieuses », lorsque le monde se partageait en deux blocs antagonistes, la propagande séduisait en usant de comparaisons. De fait, dans cet univers communiste qui faisait face aux démocraties capitalistes occidentales, la population était à la fois  opprimée et démunie. C'est pourquoi, grâce à pareil repoussoir, les informations circulant du bon côté de ce « rideau de fer », se voyaient rarement étouffées. On autorisait donc chez nous les glorifications d'un marxisme pur et dur, l'appel à la révolution du prolétariat, le gauchisme radical. Et maints libraires vendaient même l'organe de presse officiel du Kremlin : « La Pravda ».

Après la chute de l'Empire soviétique, l'endoctrinement dut se reconvertir en vitesse, et se focalisa dès lors sur les promesses d'opulence générale. De sorte qu'il fallait accepter la mondialisation en cours,  car celle-ci procurerait à tous moult nouveaux bienfaits, force avantages inédits.                                                                    

Seuls les très riches profitèrent pleinement de cette libéralisation des échanges commerciaux à l'échelle internationale. Par contre, dans les pays occidentaux, les citoyens et leurs États-nations s'appauvrirent, s'endettèrent. Alors, les puissances d'argent achetèrent la plupart des grands médias. Un nouveau bourrage de crâne se déverserait ainsi, provoquant l'engourdissement de l'opinionSauf que ce plan conçu pour éliminer la liberté d'expression, n'avait par prévu cette source contestataire qui jaillirait d'Internet. D'où ces actuelles imprécations du pouvoir, anathématisant les « fake news », la « désinformation », le « complotisme ». Avec en complément, une discrète mais constante censure de la toile, première étape d'une tyrannie en approche. 

            « Sans la sécurité économique, l'amour de la servitude n'a aucune possibilité de naître. »

Depuis toujours, s'active une poignée de résistants qui refusent toute forme d'asservissement. Et ceux-ci s'appliquent à déclencher la révolte du grand nombre. Mais, généralement, le peuple ne se soulève que lorsqu'il est tenaillé par la faim. Dès lors, un revenu de citoyenneté, universel, prescrit par les puissants, suffirait à proscrire toute rébellion d'ampleur à l'encontre d'un régime oppressif.

            « Aujourd'hui, il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s'abattre sur nous dans le délai d'un siècle. »

Pour réussir sa vie il faut d'abord se reconnaître unique, singulier, différent. Mais, face à l'individu qui s'épanouit ainsi par acquiescement de lui-même, se dresse un inévitable opposant : le pouvoir. Parce que  ce dernier exige que l'on soit tous utiles à ses intérêts, soumis à ses diktats, sacrifiés à ses objectifs. Une mise en conformité donc, qui empêcherait l'avènement de notre nature profonde. Certes, pareille mutilation psychologique a constamment existé. Mais ce qui s'approche maintenant, dépasse de loin les dominations « artisanales » d'autrefois. Aussi, Aldous Huxley prévient une fois de plus : nous risquons bientôt de connaître l'intégrale instrumentalisation des humains

            « Nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés ... ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide ».

L'instauration d'une dictature nationaliste s'accomplit en stimulant l'esprit de troupeau. Et cette hypertrophie de l'instinct grégaire, s'allie tout naturellement avec la peur de l'autorité. Laquelle se rencontre, à l'état latent, chez beaucoup ; voire, afflige certains peuples dans leur quasi totalité. Il y aura donc activation de ces deux éléments, afin d'obtenir ce cocktail hautement fédérateur  provoquant l'ivresse patriotique. Pareille griserie permet dès lors de contrôler tous les débordements et désordres, de discipliner chacun pour qu'il se montre efficace, de transformer la Cité pour en faire une vaste caserne.

            Après nous avoir averti de la menace que représente le fanatisme cocardier, Aldous Huxley envisage un danger bien plus grand. Le mondialisme en effet lui paraît calamité suprême, car en résulte une humanité complètement dénaturée. Et pareille catastrophe se décrit, avec force détails, dans « Le meilleur des mondes ». Reste alors à découvrir cet ouvrage véritablement prophétique. Parce qu'il nous montre à quel point une technologie hors contrôle favorise la dictature totale. C'est ainsi qu'au fil des pages, semblable fiction sous-entend de nombreuses mises en garde, susceptibles – espérons-le – de réveiller les générations d'aujourd'hui.

 

Quand la technologie régit le monde

            Aldous Huxley débute sa vision d'un avenir probable, en décrivant la découverte, par de studieux étudiants, du « Centre d'incubation et de conditionnement ». Ceux-ci, captivés par les explications du Directeur de cet établissement officiel, en découvrent les divers services, tout en prenant force notes. De sorte que pareils cadres en herbe, apprennent comment se conçoivent artificiellement tous les bébés qui vont bientôt naître. Vient d'abord la « Salle de fécondation ». Ici, on travaille au départ du même ovaire, fécondé par les multiples gamètes d'un seul individu masculin. On peut donc obtenir de cette façon plusieurs dizaines de groupes d'embryons identiques. Lesquels produisent ensuite des jumeaux par milliers. Soit une multitude de frères et de sœurs uniformes, du même âge. La visite se poursuit par la découverte d'une « Salle de mise en flacons ». Un lieu dans lequel les œufs sont mis en de plus grands récipients. Ces derniers sont alors étiquetés selon l'hérédité, leur qualité, la date de fécondation. S'ensuit la « Salle de prédestination sociale », où l'on calcule les quantités et sortes de matériel humain requis pour la « stabilité » de ce monde particulier.

            A la fin de ce cycle précédant la naissance, un conditionnement important départagera déjà tous les fœtus. De fait, chacun de ceux-ci aura reçu un pourcentage différent de nutriments, oxygène, alcool, ... Ainsi conçus, les bébés avantagés posséderont dès lors une intelligence hors pair, un physique agréable, une taille supérieure à la moyenne. Par contre certains, moins chanceux, auront pour destin de croupir tout en bas de l'échelle sociale, car se révélant extrêmement stupides, fort laids, d'une petitesse ridicule. Outre ces deux extrêmes, et en fonction des quotas correspondant aux besoins du système, se positionneront hiérarchiquement divers groupes humains ainsi fabriqués. Aussi, selon doses et produits reçus, s'échelonneront des castes dénommées « Alpha-plus », « Alpha », Bêtas-plus », « Bêta », « Bêta-moins », « Delta-plus », « Deltas », « Gamma », « Epsilon ». Quant aux rangs inférieurs, voués aux travaux manuels, ils subiront des traitements particuliers. Ainsi, qui aura plus tard à travailler sous les tropiques, passera maintenant dans un tunnel réfrigérant. Ce qui lui donnera l'horreur du froid et l'attrait envers toute sensation de chaud. Ou encore, cette accoutumance aux substances toxiques ; laquelle épaulera les futurs tâcherons de l'industrie chimique. De même, maintenir par moment des flacons à l'envers améliorera  le sens de l'équilibre, qualité vitale pour ces ouvriers destinés aux périlleux travaux en hauteur.

            Avant d'en terminer avec semblable parcours pédagogique, restait encore à faire connaître aux étudiants cette salle baptisée « Pouponnière ». Dans ce dernier local, grandissent les nouveaux nés et, devenus petits enfants, ils endureront aussitôt un formatage complémentaire. Au fils du temps, lecture et nature susciteront chez ces jeunes sujets conditionnés un rejet horrifié. Or, pour obtenir semblable résultat, la méthode employée est très simple. Car à chaque fois qu'un bambin s'approchera d'un livre ou d'une fleur, il recevra des secousses électriques douloureuses, accompagnées par le hurlement terrifiant d'une sirène. Certes, les classes sociales subalternes ne doivent pas lire. Parce que ceci pourrait les pousser à méditer sur leur injuste sort. Elles n'ont pas non plus à s'abîmer dans la contemplation de quelque paysage bucolique. Il faut au contraire que ceux d'en-bas se courbent sans répit sous le joug d'un travail harassant, se trouvent absorbés par une incessante activité, qu'ils évacuent de la sorte tout état d'âme, soient bien trop fatigués pour se mettre à penser. De plus, les marchandises ainsi frénétiquement produites doivent impérativement s'écouler. Il faudra donc que chacun verse dans un consumérisme effréné, un comportement d'acheteur compulsif, également mis en œuvre pour éloigner les pensées dissidentes.

            Au sein de cette pouponnière, c'est surtout pendant le sommeil que commence l'éducation à la surconsommation. Car, à ce moment, se déversent dans l'inconscient des enfants, par le biais d'émetteurs logés près des oreilles, de telles phrases : « Comme j'aime acquérir des habits neufs ! ». En réalité, chaque caste déambule avec des vêtements de couleurs différentes. De sorte qu'un Alpha, tout de gris vêtu, se démarque aussitôt de ces Epsilons affublés d'une salopette au noir d'encre. Pareillement, se catégorisent des Deltas habillés en kaki, ou encore les Gammas qui, eux, s'identifient par un vert criard. Ce bourrage de crâne sournoisement chuchoté aux petits endormis, ne se limite pas à promouvoir  le futur achat de tenues réglementaires, ou à s'offrir plus tard de la camelote en quantité. Encore faut-il que tous ces êtres mécaniquement façonnés, soient persuadés qu'ils baignent dans le plus grand bonheur. Il y aura donc beaucoup d'autres messages subliminaux ; lesquels prêchent cette chance de vivre ici et maintenant. Et ce, quelle que soit la position hiérarchique distribuée.

            Le groupe formé par les cadres en devenir, toujours accompagnés de leur mentor, terminent alors l'exploration du bâtiment en débouchant sur sa « cour de récréation ». En fait, il s'agit ici d'une vaste pelouse, sur laquelle gambadent joyeusement les enfants, filles et garçons réunis, mais tous complètement nus. Et, de temps à autre, des couples se forment puis disparaissent derrière d'épais buissons disposés ça et là. Et, derrière pareils écrans, ils se livrent aussitôt à des jeux sexuels, sous l’œil satisfait des quelques surveillantes.

 

Quand le passé revient en force

            Pareilles précoces escapades libertines ne font que mettre en pratique ce qui a été machinalement inculqué lorsque tous ces chérubins étaient dans les bras de Morphée. A savoir que le sexe s'avère chose purement récréative. Pas question dès lors, de focaliser ses désirs charnels sur un seul et même partenaire. La bienséance l'exige : chacun doit impérativement appartenir à tous. Et ceci vaut pour les hommes, les femmes,  les « neutres ». Car ces derniers, ces non-binaires stériles, sont eux aussi sexuellement très actifs.   Tous ont de la sorte bien assimilé que cette fidélité, unissant les couples d'autrefois, produisait en réalité quantité de malheurs. Car, pendant toutes ces primitives époques antérieures, canaliser ses pulsions au profit d'une union romanesque, indissolublement voulue, conduisait immanquablement aux frustrations, regrets, soupçons, jalousies, tromperies, désespoirs, remords, haines ...

            Cette famille monogamique de naguère, axée sur les sentiments et l'exclusivité, réprimait le flux spontané des passions. Dès lors, de tels liens affectifs n'étaient que folies malsaines, un barrage à l'écoulement paisible de la sexualité, un obstacle au bien-être général. Dans ces conditions, la reproduction naturelle, vivipare, se ressentait comme archaïsme des plus obscènes. Pire encore, prononcer simplement un mot tel que celui de « mère », faisait aussitôt rougir de honte tout qui pouvait l'entendre. Ce dégoût s'étendait également aux maisons familiales des temps anciens. Car, dans ces foyers de jadis, régnait la plus écœurante promiscuité. Là s'agglutinaient en effet couples et enfants. Dès lors, semblable entassement de corps multipliait les insalubrités, odeurs, conflits, incestes ... Puisque le passé ne montrait que semblables actions répugnantes, mieux valait donc l'effacer. Aussi avait-on détruit avec ardeur les musées, monuments historiques, bibliothèques et vieux livres.

            Vivre de la sorte, sans racines et projets d'avenir, obligeait à goûter exclusivement le temps présent. Mais alors, comment s'accommoder des inévitables déplaisirs accompagnant toute existence !? Surtout si cette dernière s'avère à ce point dépourvue de sens !? Certes, sexualité débridée et spectacles pornographiques, permettaient par moments d'échapper au réel. Et les cinémas, concerts, dancings, procuraient également une certaine évasion. Cependant, tous ces dérivatifs déployés par le système ne pouvaient suffire. Car nombreux étaient encore ceux qui parfois ressentaient un malaise évident. Solutionner ce douloureux problème de la morosité parvenait néanmoins à se concrétiser, par une distribution massive de pilules euphorisantes. Lesquelles se présentaient sous forme de petits comprimés dénommés « soma ». Une telle absorption éliminait nombre de déprimes, plongeait de surcroît ses utilisateurs dans une félicité totale. Et pourtant, quelques rares personnes dédaignaient semblables dispositions préventives, refusaient de succomber à pareil bonheur artificiel ...

            On fait alors la connaissance d'un de ces réfractaires, lequel se nomme Bernard. Et, très vite, il apparaît que celui-ci n'a pas été programmé de manière adéquate. D'abord, cet Alpha s'avère trop petit par rapport à la taille réglementaire de sa caste. Ensuite, ses traits ne sont guère harmonieux, soit à rebours de ceux prévus pour l'élite. Dès lors, nombre de collègues, en principe des égaux, se moquent de lui. Et les femmes refusent ses avances en riant. De plus, il doit crier pour se faire obéir des inférieurs. Ces subalternes en effet, sont avant tout conditionnés pour reconnaître les indices corporels associés à la supériorité sociale. Bien que se sachant fort différent, Bernard s'efforce, en vain, de s'intégrer au totalitarisme ambiant. Son seul ami par contre, dissimule un esprit critique exacerbé en feignant l'adaptation parfaite. En réalité les deux hommes se comprennent parce que Watson est également un personnage original, un autre étranger séjournant parmi des foules inhumainement formatées. Or, les choses vont se précipiter, lorsqu'un troisième « inadapté » se manifestera de manière inattendue, provoquera un énorme scandale, bouleversera tout ce petit monde, ...

            Il y avait cet endroit dangereux parce qu'entouré d'une clôture mortellement électrifiée. A l'intérieur de ce périmètre interdit à la population allochtone, demeuraient des indiens, des « sauvages » profondément attachés à leurs ancestrales manières de vivre. C'est pourtant là que se rendait Bernard.  Car, en tant qu'Alpha, il disposait d'un rare laissez-passé. Or, notre homme s'était fait accompagné d'une jolie jeune femme. Espérant ainsi séduire la belle, l'éblouir grâce à la découverte de ces lieux insolites. Mais il allait rapidement déchanter. De fait, la demoiselle en question se dirait horrifiée par le pénible spectacle défilant sous ses yeux. Déjà, comment voir sans rejet immédiat tous ces mariages, ces unions strictement monogames ? Et puis, comble de l’écœurement, on voyait des mères allaitant leur bébé après avoir accouché !  De plus, ceci se passait dans des maisons malpropres. Certaines rues de cette infecte localité étaient même jonchées de détritus ! Là, déambulaient maints horribles vieillards, courbés sous le poids des années, le corps décharné, visiblement amoindris par les maladies contagieuses, la peau terriblement ridée, aux propos parfois confus et jaillissant de bouches édentées ...

            Immédiatement, s'impose une comparaison entre ces manières très différentes de faire société. Car dans le monde civilisé, une indéniable propreté se voit quotidiennement assurée par les classes sociales inférieures. En outre, toute personne âgée reste suffisamment jeune pour copuler avec entrain jusqu'à son dernier souffle. Par ailleurs, le sexe ne subit aucun interdit. Finalement, on ne compte plus ces multiples bienfaits qui assurent à tous un bien-être total. Nos deux touristes, complètement dégoûtés, s'apprêtent donc à quitter cette sinistre contrée. Mais c'est à ce moment qu'ils s'arrêtent soudain devant une scène des plus étranges. Un jeune homme en effet, se flagelle le dos en murmurant des prières. Or, semblable pénitent a le peau blanche ! Et ce blond aux yeux bleus leur raconte alors une étonnante histoire ...

            Une vingtaine d'années auparavant, un autre Alpha, motivé pareillement à Bernard, se rendait dans cette même réserve indienne en compagnie d'une adorable blonde. Sauf que cette donzelle déguerpirait discrètement, préférant explorer les lieux en solitaire. Mal lui en prit car elle vint aussitôt à s'égarer. Aussi, après plusieurs jours de marche harassante sous un soleil de plomb, sans eau et nourriture, la belle fut sauvée puis adoptée par la tribu. Mais notre aventurière ignorait qu'elle était enceinte. Viendrait alors la naissance d'un garçon qui porterai le prénom de « John ». Or, si mère et fils avaient été recueillis naguère, leur intégration parmi les indigènes posait toutefois problème. De fait, conformément au conditionnement qu'elle avait subi jadis, la jeune femme se donnait à tous les hommes. En outre, parce que manquant de soma, elle noyait sa mélancolie dans l'alcool. Quant au garçon, son physique particulier ainsi que les inconduites de sa génitrice, lui valaient insultes et mises à l'écart. Comme on s'en doute, pareille paire de marginaux déclencherait une grande sympathie chez Bernard. Et donc, il décida d'emmener ceux-ci, « là-bas », dans le « meilleur des mondes ».

            Au début, l'arrivée de ces deux égarés regagnant la « civilisation » susciterait une vive curiosité. Mais, cet intérêt se teinterait d'agacement quand John refuserait de jouer, jour après jour, les phénomènes de foire. De plus, maintes moqueries à l'encontre de sa mère, jugée trop grosse et fort ridée, le blesseraient profondément. Et lorsque, peu après, celle-ci vint à mourir, il ne pourrait dissimuler son chagrin. Or, dans cette société bannissant toute sentimentalité, pareille attitude se révélait scandaleuse. Aussi, parce qu’écœuré par ce milieu répugnant, et dans un mouvement de colère, le « sauvage » en viendrait à balancer dans les poubelles un plein carton de soma. Ceci provoquerait aussitôt une bagarre générale. Et Watson, devenu le grand ami de John, se battrait à ses côtés. Tandis que Bernard essayerait vainement de calmer l'ardeur des pugilistes. Tous trois furent alors arrêtés, et présentés devant la plus haute instance de ce gouvernement mondialiste. Cette brève révolte serait punie. Soit la déportation dans une île pour les deux alliés du « sauvage », ce dernier demeurant à jamais un « sujet d'étude ». Mais John délaisserait pareille cage dorée, pour s'en aller vivre en pleine nature. Hélas, il constituerait ainsi un spectacle divertissant, une attraction captivant les foules. Alors, désespéré par cette constante curiosité intrusive, il choisirait le suicide.

 

Rester humain

            Un tel roman dépeint une société tout-à-fait dénaturée. Déjà, parce qu'elle se veut éternellement figée, immuable. Or, tout ce que l'homme entreprend finit toujours par disparaître : œuvres d'art, constructions, empires, civilisations. Car il y a un début se caractérisant par une période ascensionnelle, suivi d'un sommet où rayonne l'accomplissement, pour sombrer ensuite dans un inéluctable déclin. Et tout ce qui vit subit pareille destinée. Ainsi se succèdent enfance, jeunesse, maturité, vieillesse, mort. Aussi, de par cette loi générale, notre monde occidental d'aujourd'hui avance vers sa fin. Sauf qu'une telle rapidité dans la dégringolade n'a rien de naturel. Certains en effet, travaillent à rebours de l'intérêt général. De sorte qu'ils s'empressent d'investir tous les postes-clés, pour s'activer selon des processus destructeurs. En réalité, ceux-là sont pressés d'en finir avec nos modes de vie, traditions, croyances. Cela parce que pareils iconoclastes veulent remplacer ce qui est, par une société ressemblant à celle décrite dans Le meilleur des mondes. Et puisque la technologie pourra bientôt transformer complètement le corps humain, il leur reste à préparer les esprits à l'accueil de la plus sournoise des dictatures.

            Toute personne cessant de pratiquer le moindre petit exercice physique, va s'étioler. De même, refuser de surmonter les épreuves inhérentes à chaque existence revient à s'amoindrir. Car, en refusant ainsi le réel, on diminue l'aptitude séculaire à combattre l'adversité. Or, c'est sur pareille pente, douce mais délétère, que nous poussent les mondialistes. Au terme d'une telle glissade, ainsi que nous l'explique Aldous Huxley dans son livre, chacun se voit désencombré de toute attache, traverse la vie sans père, mère, conjoint, enfants, amour, amitiés.  En outre, ne connaissant plus la peur de vieillir, de tomber malade, d'avoir faim, d'endurer maintes souffrances, tous peuvent alors goûter pleinement l'instant présent. Dans ce monde-là, même les moribonds ne craignent plus leur mort prochaine, car se trouvant constamment gavés de soma. Ici, liberté, égalité, fraternité, apparaissent comme dangereux concepts d'autrefois, susceptibles de troubler grandement la quiétude générale. Mieux vaut donc imposer de rigides catégories sociales, par formatage corporel et injonctions subconscientes. Seul semblable transhumanisme éclairé peut alors garantir la stabilité de l'ordre établi, abolir ces révoltes, émeutes, révolutions.

            Vous ne posséderez plus rien, mais vous serez plus heureux ! Cette phrase, prononcée par Klaus Schwab, résume parfaitement l'actuelle stratégie du Nouvel Ordre Économique Mondial. Car en effet, cet insidieux collectif souhaite appauvrir les populations des pays occidentaux, tout en infantilisant celles-ci par extrême amplification du principe de plaisir. Déjouer pareil néfaste projet, se réalise d'abord en déclarant un grand « oui » à la vie. De sorte que l'on agrée ce qu'elle a décidé pour nous. Soit accueillir ces rires illuminant nos jours, certes, mais en consentant aussi aux circonstances occasionnant larmes et tourments. Ce sont les convictions qui nous apportent la force de vivre pleinement et de contrer ces manigances de « l'élite ». Ainsi, s'accorder au message subversif contenu dans les Évangiles, peut nous apporter une aide précieuse. De même, cette philosophie stoïcienne, laquelle permet d'endurer vaillamment maints événements douloureux. Mais, il ne faut pas oublier non plus l'aspect politique du problème. Et là, s'impose immédiatement la vision anarchiste. Car seule celle-ci désigne sans trêve notre plus grand ennemi : le pouvoir.

            On nous pousse vers « le bien-être parfait », « la stabilité sociétale », « l'émergence d'un homme nouveau ». Mais à terme, ce denier pourrait surtout devenir un zombie mâtiné de robot ! En outre, pareil programme prétend que nous n'aurions plus jamais à lutter contre les malheurs, tentations, passions, interdits, ... Cependant, une telle élimination supprime aussi la soif d'absolu,  l'amour du beau et du vrai, la tendresse, la fierté, la grandeur, l'héroïsme ... Car ces vertus ne subsistent qu'en s'exposant aux épreuves, voire au danger et à la mort. Dès lors, convenons-en : c'est en acceptant de payer un tel prix que nous pourrons rester humains.

Gablou