Centre d'Étude du Futur

Une naïveté certaine me fait adhérer aux théories simples. Par exemple, il me semble que la vie favorise la diversité des êtres vivants. Et, que l'espèce humaine cultive en son sein cette profusion de formes. Je veux dire ici qu'il m'arrive de rencontrer des gens peureux comme les lapins, rusés comme les renards, méchants comme les teignes. Mais, surtout, je constate que l'on peut départager sommairement les humains en trois grandes entités distinctes: les « bêtes de troupeau », les « animaux de meute », les « félins singuliers »

Toujours aussi simpliste dans mes observations, je m'aperçois que la plupart des groupes sociaux qui se sont constitués jusqu'à présent, ont pratiqué l'élevage intensif de la première catégorie. On trouve en effet, une majorité de bêlants, en tous lieux, en tous temps.

Bien heureusement, ma modeste démarche empirique se trouve confortée par la recherche universitaire. Ainsi, dès 1960, l'expérience de Milgram nous apprenait que la majorité des individus se soumet sans réserve au pouvoir. Un léger conditionnement suffit, pour obtenir une obéissance quasi totale.

Il semble que ce phénomène ne soit pas neuf. Déjà, en l'an 1550, et dans son Discours de la servitude volontaire, La Boétie s'étonnait d'une telle soumission du grand nombre.

Mon hypothèse semble donc pertinente: beaucoup d'humains apparemment raisonnables se conduisent en authentiques moutons.

Quand se regroupent d'éventuels dominés, accourent aussitôt nombre de futurs dominants. Les ovins en pagaille, attirent immanquablement la meute. Là où il y a des moutons, il y a donc des chiens.

Ne parlons pas ici de ces braves clébards qui ne font de torts à personne; ces toutous-là ne présentent guère d'importance. Restent les autres, les roquets...

Parmi ces derniers, les plus ambitieux se parent du beau titre de chien berger (dirigeant dominant). Quant aux méchants cabots ordinaires, ils sévissent dans les fonctions de chien guide (enseignant dressant), chien secouriste (soignant paternalisant), chien policier (matraquant fichant), chien de garde (militarisant gueulant), chien d'aveugle (technocratisant pontifiant), chien de chasse (patronnant exploitant), chien de compagnie (télévisant blablamentant), chien d'appartement (parasitant louant), chien de traîneau (syndicalisant encadrant),... Pour faire bref, disons que, depuis toujours, des chiens agressifs mènent les moutons à la tonte et à l'abattoir.

Après les moutons, après les chiens, il convient de citer les derniers classifiés, de loin les plus sympathiques. On les appelle artistes, philosophes, poètes, anticonformistes, rêveurs, révoltés, vrais individualistes et inadaptés volontaires de tous poils, de toutes couleurs. Ceux-là refusent le tandem dominant-dominé, le couple chien-mouton. En fait, ils s'aménagent une vie personnelle, tout en vivant en société. Ce sont des... chats! Et, ma préférence appartient à cette espèce au pelage noir qui a nom d'anarchiste (mais ceci n'engage que moi...).

Poursuivant mes raisonnements animaliers, je me dis que les proportions contenues dans l'ensemble moutons-chiens-chats sont mauvaises: le trop grand nombre de moutons et le manque de chats, permettent aux chiens de se multiplier. Dès lors, la société se fonde sur l'oppression.

Il faut donc le crier avec force: les moutons entretiennent leur esclavage tout en menaçant notre liberté. Ou mieux encore, clamons ces paroles d'une grande vérité: « C'est moins le bruit des bottes qu'il nous faut craindre que le silence des pantoufles ».

Un despotisme nouveau

Pareille situation, déjà très inquiétante, va bientôt devenir tout à fait dramatique. A cause de cette moderne alliance entre techno-science et capitalisme, une tyrannie absolue demain pourra nous dominer. Car science appliquée et monde des affaires ambitionnent ni plus ni moins que de reconstruire l'homme! Les gènes de celui-ci se verront modifiés, son cerveau corrigé grâce à des puces électroniques, ses organes confortés par un attirail ultra miniaturisé.

Certains, considèrent avec bienveillance cette hypothétique « amélioration ». De leur part, il s'agit-là d'un réel aveuglement. Jamais nous n'obtiendrons un être ainsi fabriqué qui soit plus intègre, plus altruiste, plus mystique, plus artiste, plus lucide, plus raisonnable, plus autonome. Bien du contraire! Le simple bon sens interdit toute euphorie et avertit du danger. Parce que le pouvoir établi, toujours, n'a de cesse d'augmenter son emprise. Et que l'actuel système dominant impose au monde entier sa maxime « utilité–efficacité–rentabilité ». Le nouvel humain sera donc conçu pour servir. Pulluleront alors les superchiens, voués à l'encadrement d'innombrables supermoutons.

Ce nouveau despotisme s'avance à petits pas, tranquillement, sans heurts ni violences. Sa victoire paraît certaine, le panurgisme ambiant lui ouvrant toutes les portes.

De nos jours, « développer son potentiel », « tirer profit des émotions », « persuader pour réussir », « devenir un gagnant »,... séduisent un public moutonnier. Livres, magasines, blogs, conférences, gourous divers, répandent avec succès pareils trucs et astuces. Il s'agit ici d'apprendre à se conformer davantage au modèle tecnico-marchand, de se plier afin de mieux « fonctionner ». En réalité, cette propagande installe dans les têtes le principe de performance. De sorte que les foules ainsi conditionnées se construisent un destin: celui qui conduit à l'homme-machine.

Par contre, arrêter cette société nous menant tous à l'abîme, n'intéresse pas grand monde. Certes, ça et là, surgit l'une ou l'autre opposition à quelque projet néfaste. Une ébauche de citoyenneté rassemble alors des gens en colère. Hélas, c'est l'intérêt immédiat, tant prôné par le système, qui unit les manifestants. Et, de tels feux de paille corporatistes ne peuvent alimenter le brasier d'une révolution.

De toute évidence, nos paisibles ruminants d'aujourd'hui, vont accueillir ces excès technologiques qui provoqueront la fin de l'espèce humaine. Car ceux-là ignorent le sens du mot « révolte ». Dès lors, s'assurer de leur torpeur s'avère très facile. Il suffit pour cela que l'enclos reste toujours aussi vaste, que l'herbe à brouter soit suffisamment grasse.

Rien de plus étonnant que ces suicides collectifs d'animaux, quand des milliers d'entre eux se bousculent pour se noyer au plus vite dans les flots. Pourtant, pareille hécatombe semble promise aux humains. Emportés par le flux des nombreux chiens et moutons, nous sommes tous au bord de la falaise. Maintenant, ou bien le réchauffement climatique, l'épuisement des ressources vitales, la pollution de l'environnement, détruisent l'Humanité; soit les cyborgs remplacent celle-ci. Mais l'option entre ces deux extinctions dépendra du complexe scientifico-industriel. Et celui-ci choisira en toute inconscience, c'est-à-dire en suivant machinalement la direction du plus grand profit.

Il convient de réveiller, de toute urgence, ce chat paresseusement assoupi dans la plupart des consciences. Alors, les grégaires deviendront rares. Ce qui donnerait à notre futur toutes opportunités pour éviter l'anéantissement, voire pour enfanter un monde meilleur.

L'avenir existe si l'on parvient à résorber la domestication extrême. En conséquence, l'accomplissement personnel et l'esprit critique deviennent enjeux fondamentaux. Or, de l'héritage légué par la Grèce antique, émerge une pratique qui favorise l'émancipation. De fait, les anciens Grecs déployaient leur libre arbitre en cultivant quatre vertus essentielles. Il convient donc de s'en souvenir, dès maintenant.

Courage, justice, tempérance, prudence

Chiens et moutons n'aiment pas les chats. Ceux-là détestent ce courage qui est refus de l'amalgame.

Nous sommes tous uniques, or bien peu osent l'affirmer. Originalité, singularité, différence, le plus souvent s'atrophient pour mériter l'approbation générale. De telle sorte qu'il s'agit d'obéir au corps social; et ce, en échange de bien piètres récompenses. Certes, commander en aboyant des ordres permet de dilater l'ego. Mais, ce dernier se terre dans un conformisme absolu. De même, se laisser guider en bêlant de satisfaction procure une douillette sécurité. Toutefois, la peur de déplaire s'implante aussitôt. La terreur de ne pas correspondre aux attentes, caractérise ainsi meneurs et menés. Les uns s'abandonnent craintivement à la règle pour conserver leur position, les autres entretiennent une docilité exemplaire. Voilà pourquoi le miaulement frondeur du dissident leur est insupportable.

Qui veut se réaliser perd tout penchant pour diriger ou suivre. Car l'épanouissement héberge cette ardeur qui rejette toute forme de vassalité. Et l'audace à faire sien pareil « non », définit la première condition du bonheur.

Lois, modes, publicité, imitation, gouvernent les conduites du grand nombre. Le chat quant à lui, arrime son existence au principe de justice.

Qu'ils soient grands ou petits, presque tous les groupes s'établissent sur le mensonge. Or déconstruire les fictions oppressives se réalise en démasquant l'injustice. A partir de là, derrière la façade immaculée des nobles intentions, surgissent les magouilles sordides, le narcissisme des chefs, le chantage à l'exclusion, le formatage par la menace, l'humiliation des subalternes, les privilèges du courtisan, le harcèlement des non-conformes, ...

Le dégoût devant ces laideurs sociétales, ne doit pas se muer en rancœur, misanthropie ou désespoir. Les hommes rassemblés ne sont pas toujours repoussants. Ils peuvent s'associer dans une égalité parfaite, avec pour unique but le strict intérêt de chacun. Au sein de pareilles assemblées l'autorité, parfois nécessaire pour brider certains élans, s'avère limitée, temporaire, cooptée, révocable.

Un tel ensemble se compose d'individualités attirées par le bien, le beau, le vrai, le juste. Et donc moralement éloignées des regroupements ordinaires. Une mise à distance émancipatrice, parce que préservant l'être intime. De fait, seul le « je » authentique aspire au « nous » idéal.

 

Chiens et moutons se ressemblent: à la vanité que suscite la grimpette hiérarchique, répond l'orgueil de se vouloir parfait rouage. Une irrépressible fringale de reconnaissance sociale, affole maîtres et esclaves. Mais cette perte d'autonomie, par totale obéissance au désir, effarouche particulièrement le chat. Celui-ci refuse pareille sujétion en favorisant la tempérance.

Nous ne sommes plus sous un régime coercitif, autoritaire, répressif. Aujourd'hui, c'est par la manipulation que s'effectue le dressage des hommes. Ambition, appât du gain, sexe, se voient puissamment stimulés afin de river toute existence au travail, à la consommation, au récréatif. Célébrité, richesse, plaisirs, monopolisent ainsi le vouloir. Ceci produit une fébrilité générale, génère du profit, anesthésie les consciences, désamorce toute réelle opposition. De sorte que beaucoup s'enferrent dans cette double mise au pas: celle de leurs appétits sans frein, et celle qui fait du parvenu le modèle à imiter.

Lorsque tous convoitent les mêmes choses, semblables deviennent les mentalités. Or qui veut suivre sa propre voie repousse instinctivement toute forme d'homogénéité. A rebours des canons de l'époque, s'ériger en individu se fait donc en privilégiant la mesure, en s' imposant des limites.

Le chat se doit d'être vigilant. Compter tous ces moutons qui déambulent sous ses fenêtres, pourrait bien l'endormir. Mais attention, là où paissent les troupeaux règne l'ordre des chiens. En a-t-on vu de ces brouteurs de prairie, soudain rassemblés par quelque molosse, fondre lâchement sur l'isolé!? Aussi, le chat cultivera l'extrême prudence. Viendrait-il à méconnaître cette sage résolution qu'il risquerait le piétinement.

Parfois, le danger survient d'une direction inattendue. Certains, qui attaquent violemment la société, réagissent tel un amoureux éconduit. C'est que la frustration du laisser-pour-compte, souvent s'épanche dans le ressentiment. Une rébellion factice, parce que gorgée de ces motivations outrancières répandues dans notre environnement. Et, n'ayant pu cheminer en suivant les balises imposées, ce déçu cherche l'ascension grâce à la voie contestataire. Il faut donc se méfier du mouton enragé, car chez lui se cache un chien en devenir.

Les raminagrobis qui tiennent à leurs moustaches se tiendront sur une perpétuelle défensive. Sans quoi ces altières bacchantes se verront retaillées, à la Hitler, à la Staline, d'après les normes de l'une ou l'autre meute.

Réagir pour survivre

Technicisme et finance ont provoqué l'emballement d'une mécanique qui fonce en direction du futur. Cette course nous précipite vers des fléaux mortels ou déshumanisants. C'est pourquoi nous devons réagir. Et si prendre conscience du péril constitue une première étape, la seconde sera d'éviter paranoïa et impuissance.

Selon l'analyse marxiste, nous en serions arrivés là par la seule faute d'une classe sociale vouée à l'exploitation des masses populaires. Une autre argumentation, dénonce une coalition de scientifiques ayant quelque intérêt à notre effacement. Mais certains exaltés vont encore plus loin. Pour ceux-là, tous nos malheurs proviendraient des Francs-maçons, des Illuminatis, des Juifs, des influents de la Trilatérale ou du Bilderberg!

Or pareils complots, dont nous serions les victimes, n'existent pas. Le pouvoir oppressif d'aujourd'hui est un mécanisme géant, complexe, multiforme, vorace, invasif, planétaire. Et celui-ci dénature, artificialise, détruit l'entièreté du vivant. En réalité, une folie, que beaucoup veulent servir, tout simplement parce qu'ils croient ainsi se servir.

Peu à peu, les robots ôtent tout travail aux hommes. Maintenant, obtenir un emploi échoit aux plus qualifiés. On exige alors de ces spécialistes, les qualités propres à l'automate: fiabilité, précision, vitesse. Ainsi, le machinisme se transpose chez l'humain, lui pervertit ses règles de conduite. Même les modernes héros de cinéma, se conduisent en experts. A l'écran, moult combats avec armes ou mains nues présentent désormais un savoir-faire technicien. Et lorsque le « bon » vient à tuer les « méchants », il se montre sans états d'âmes, implacable, impassible, comme possédé par cette froideur de l'outil.

Les lendemains meilleurs ne nous viendront plus d'une techno-science providentielle. Cette dernière nous a déjà emmenés trop loin. Il faut désormais miser sur notre humanité. Soit un changement de cap révolutionnaire, à mille lieues de ce conservatisme qui s'obstine dans l'utopie dite « progressiste ».

On ne peut pas vivre intensément par le biais de la soumission et du grégarisme. C'est pourquoi, courage, justice, tempérance, prudence, nous procurent une aide précieuse. Mais considérer l'existence comme particulièrement éphémère, constitue un autre puissant aiguillon vital. De plus, souffrance, vieillesse, mort, nous obligent à réfléchir, nous incitent à trouver du sens. Et, consentir à cette fragilité du corps permet d'accueillir aussi favorablement, sensations, émotions, sentiments, insuffisances, empathie, imagination, unicité, fantaisie. Ce qui éloigne à coup sûr l'illusion perfectionniste, la déraison scientiste, l'aberration productiviste. De sorte que pareille fidélité au versant biologique de notre nature, apparaît à présent comme réel manuel de survie pour l'Homo Sapiens.

Si « l'apathie moutonnière » peut définir une attitude largement répandue, « le cynisme canin » situe alors son complément. Une allégorie, certes, mais qui cerne au plus près la réalité. Dès lors, osons conduire une telle logique jusqu'à son terme. Et, face à l'ogre qui nous menace, affirmons avec fierté: Je suis de la famille du chat. Je suis un biofidéliste.

Gablou