Centre d'Étude du Futur

§ Face au défi des biotechnologies, votre collectif prétend se soucier de l’homme dans sa globalité. Cependant, vous vous opposez au transhumanisme et à la pensée matérialiste. C’est donc que vous croyez à quelque transcendance. C’est pourquoi votre démarche s’en trouve singulièrement orientée.

O Notre groupe envisage l’homme sous ses multiples aspects. Le phénomène religieux fait évidemment partie de cette recherche. Il convient donc de s’interroger, entre autre, sur la compatibilité entre la foi et ces nouvelles sciences du vivant.

§ Si vous intégrez la religion dans vos réflexions, le champ de vos analyses sera forcément limité. C’est ainsi que le christianisme discrédite le corps humain ; lequel serait source de péché, occasion de chute. Pire encore, cette religion célèbre la souffrance. La passion du christ, le martyr des Saints, l’ascétisme mortifère sont, pour les croyants, des modèles. Comment ce dolorisme pourrait-il admettre que l’on supprime toute forme de souffrance ?

O Que je sache, les églises chrétiennes ne s’opposent pas aux pratiques médicales qui soulagent et guérissent les malades.

§ Les chrétiens accepteraient donc que la science modifie ce corps humain soi-disant créé par Dieu !?

O Modifier l’une ou l’autre partie de ce corps pour le guérir, oui ; mais certainement pas pour l’« améliorer ».

§ Vous êtes donc contre le progrès !?

O Notre collectif n’est pas seulement composé de chrétiens ; certains d’entre nous viennent d’autres horizons. Mais tous sont d’accord pour dire qu’ils ne s’opposent pas au progrès. Ils nient simplement que cette prétendue amélioration de l’homme par les biotechnologies soit un progrès.

§ Prenons l’exemple de l’amélioration de notre faculté de penser. Bientôt en effet, grâce à des modifications génétiques, grâce à l’informatique, grâce à des implants dans notre cerveau, nous serons en mesure de comprendre bien mieux le monde qui nous entoure et de résoudre nombre de problèmes dont la solution nous échappe aujourd’hui. Dès lors, ne me dites pas que vous refusez cette augmentation de l’intelligence humaine ?

O Si, car un scientifique brillant et un chauffeur de bus ordinaire sont régis tous deux par le même cerveau reptilien. Et bien de nos actes échappent totalement à notre raison.

§ Justement! En augmentant le Q.I. on favorise aussi la lucidité.

O Je n'en crois rien. Il y eut en effet, des savants nazis tandis que d'autres étaient communistes. D'ailleurs le dauphin désigné d'Hitler, Herman Goering, possédait un Q.I. de plus de 160! Si ces « intelligents » avaient été lucides, ils se seraient comportés bien autrement.

§ Mais le but des transhumanistes est de généraliser l'intelligence. Car, si pareille éventualité se vérifie, il s'en trouvera beaucoup pour contrer toute forme de pouvoir absolu, pour contester toute dérive de la trajectoire humaniste. Lorsque le peuple réfléchit, il recherche son bien-être et sa liberté. Dès lors, aucun totalitarisme ne peut s'imposer.

O L'intelligence n'empêche pas les gens d'être motivés par l'ambition ou l'appât du gain. C'est-à-dire soumis à l'instinct de dominance ou à celui de propriété. Ajoutons à cela l'instinct grégaire, lequel provoque immanquablement l'adhésion à l'ordre établi, et vous avez là tout ce qu'il faut pour manipuler durablement les individus, qu'ils soient intelligents ou non.

§ Alors, il faudra se donner les moyens d'amoindrir, voire de supprimer le singe en l'homme.

O Voilà bien le noeud du problème! Car si vous voulez agrandir ou rétrécir le rouage d'une montre, alors c'est toute la montre qu'il vous faut modifier! Vous vous dites humanistes; mais que restera-t-il de l'humain après pareille transformation ?

§ Vivre, c'est prendre des risques. Toute l'histoire de l'homme est faite de ces défis qu'il a constamment surmonté. Et, si l'on vous écoutait, nous en serions toujours à l'âge de la pierre !

O Il a fallu à la nature environ un million d'années pour aboutir à l'homme d'aujourd'hui. Et vous, vous voulez déconstruire l’être humain pour le refabriquer autre en quelques décennies ! Dès lors, ne parlons plus de l'histoire de l'homme, mais bien de celle de l'apprenti sorcier !

§ Cela se fera, que vous le vouliez ou non. Les gens riches deviennent de plus en plus riches. Bientôt, ils pourront se payer un pays tout entier. Nul doute alors qu'il y aura des laboratoires, des chercheurs, des scientifiques qui permettront à ceux-là d'être biologiquement supérieurs.

O Cela se fera, hélas. Mais, si nous considérons une fois de plus la seule l'intelligence, ce n'est pas en généralisant l'augmentation de celle-ci que vous pourrez contrer les puissants. Ceux-ci en effet, verseront dans la surenchère. Ainsi, lorsque la majorité des hommes possèdera un Q.I. de 160, il s'en trouvera certains pour tenter d'acquérir un Q.I. de 200 !

Ici encore, que restera-t-il de l'humain dans pareille « course aux armements » ?!

§ Il me paraît certain quant à moi, qu'une augmentation générale de l'intelligence ne peut que bénéficier à la société dans son ensemble. D'ailleurs, il n'y a pas que l'intelligence: on peut aussi favoriser le civisme, le goût du travail, l'esprit d'entreprise, la sociabilité, etc...

O La société, c'est aussi le pouvoir de quelques-uns. Et, naguère, lorsque ce pouvoir pesait par trop sur les conditions de vie de la population, celle-ci renâclait, voire se révoltait. Et, si je vous comprends bien, ceci ne sera plus possible. Car, avec les biotechnologies, la société n'aura plus à s'adapter aux besoins des hommes. Ce seront au contraire les hommes que l'on changera pour satisfaire les besoins de la société, donc du pouvoir.

§ En démocratie, jamais on n’imposera aux citoyens les avantages que procurent les biotechnologies. Celui qui voudra ou ne voudra pas augmenter son potentiel, le fera de son plein gré.

O Oui, mais la démocratie actuelle s’accompagne d’un système économique basé sur la concurrence, sur la compétition. Quel demandeur d’emploi, par exemple, trouvera encore du travail quand beaucoup seront nettement plus intelligents et plus dynamiques que lui ? Accepter ou non une amélioration de l’humain relève apparemment de la plus grande liberté mais, rapidement, pareil choix ne pourra subsister. Ce qui semblera laissé à l’appréciation de chacun deviendra dans les faits processus obligatoire.

§ Vous surestimez par trop la pression sociale car nous avons en Europe des lois protégeant les minorités. Nous pouvons donc envisager sereinement une société à « deux vitesses ».

O Ceux qui s’obstineront à vivre comme aujourd’hui deviendront fatalement des citoyens de seconde zone. C’est ainsi qu’en choisissant la vieillesse, la maladie, la non-performance, ils s’excluent à terme de la sécurité sociale. Ils représenteront en effet un coût insupportable pour la nouvelle société. Aussi, leur futur sera-t-il celui du mépris général et de la relégation dans une marginalité absolue.

§ Je discerne dans vos paroles une nouvelle manifestation de ce masochisme chrétien que je dénonçais tout à l’heure. Comment expliquer autrement ce refus de vivre en bonne santé jusqu’à un âge très avancé ? Pourquoi vouloir mourir tôt quand, de par l’action des cellules-souches, la science va nous permettre de vivre 150 ans, voire même de nous prolonger pendant plusieurs centaines d’années ?

O Ce n’est pas du masochisme mais du simple bon sens : la quantité de vie importe moins que sa qualité. A quoi bon prolonger une existence morne ou dépourvue de sens ? Il faut savoir s’en aller au bon moment, c’est-à-dire lorsque l’on a accompli sa tâche particulière. En fait, la mort est une fatalité voulue par la nature.

§ Suivre la nature, c’est réaliser SA nature. Et l’homme a cette particularité qui lui permet de s’éloigner de la nature. Il l’étudie, il la corrige, il refuse ses diktats telles la maladie et, bientôt, la mort. Nulle fatalité là-dedans, mais bien une volonté farouche de poursuivre avec fierté une aventure singulière.

O C’est la mort qui fait de la vie une aventure singulière. C’est le sentiment de notre fin prochaine qui nous oblige à nous questionner, à risquer certains choix, à mettre de l’intensité dans nos existences, à créer, à nous dépasser…

§ Mais, on se questionnera, on imaginera, on créera tout autant dans la nouvelle société. Bien plus même ! Ainsi, prolonger considérablement le temps de vie des savants, des artistes, des créateurs d’aujourd’hui profitera forcément à l’humanité toute entière.

O La loi majeure de la nature, c’est l’évolution. Et l’humanité évolue grâce au renouvellement des générations. Il faut donc que les vieillards s’en aillent, pour laisser place à la jeunesse ; c’est-à-dire au renouveau, à la créativité, à l’innovation, à l’enthousiasme.

§ De tous temps, les vieux ont apporté leur expérience et leur sagesse. Toutes les sociétés ont reconnu ce soutien inestimable du grand âge. Dès lors, imaginez le gain produit par des aînés cumulant leurs connaissances issues d’une vie très longue avec cette vitalité propre à la jeunesse !

O Le problème, c’est qu’il y a des limites à la capacité de notre mémoire. Tout comme un ordinateur, notre esprit ne peut accumuler indéfiniment des informations. Si l’on parvient un jour à vivre très longtemps, souvenirs et savoirs devront céder la place à d’autres perceptions, d’autres mémorisations. Et quand tout l’ancien acquis sera effacé que restera-t-il encore de votre personnalité ? Par contre, refuser de perdre les précieuses données qui font que vous soyez vous-mêmes c’est se condamner à vivre éternellement dans le passé. Dans les deux cas, vous n’apporterez guère à ceux qui suivent.

§ Deux mille ans de judéo-christianisme imprègnent les mentalités d’aujourd’hui. Et, même si vous n’êtes pas chrétien, je perçois dans vos paroles quelques relents de mysticisme. Ainsi, votre culte de la nature ; lequel récupère la transcendance d’autrefois pour la restituer en immanence colorée d’un sentiment religieux.

O Pour ne plus vous choquer, considérons alors la nature comme une entité neutre, amorale, indifférente. Dès lors, c’est de l’homme qu’il convient de se méfier. Lui seul en effet, se complait dans l’inhumanité. Car aucun animal ne prend un tel plaisir à torturer et tuer ses semblables. Ceci doit donc nous inciter à la prudence. C’est pourquoi, à cause cette malveillance innée, le principe de précaution doit absolument s’appliquer aux biotechnologies.

§ Ce principe de précaution, cher aux Européens, est une idiotie. Bientôt, notre vieux continent, parce que timoré, se verra dépassé par des nations qui auront tout misé sur les sciences appliquées au vivant. En toute justice, ces audacieux mériteront un avenir qui promet à leurs peuples bonheur, santé, longévité, prospérité.

O Cette fois, c’est vous qui vous montrez religieux. Vous souhaitez en effet, l’apparition d’un homme nouveau qui, par ses mérites, hériterait d’un authentique paradis terrestre. En fait, c’est exactement la vision de ces autres messianismes athées et matérialistes ; lesquels se nommaient nazisme et communisme stalinien.

§ Je récuse totalement pareille comparaison ! Dans mes propos, il n’y a aucune référence à une quelconque idéologie, ni aucun appel pour quelque violence salvatrice.

O Certes, mais votre religion scientiste n’en paraît que plus dangereuse. Parce qu’elle s’appuie sur des faits et non sur des opinions toujours contestables. Il est bien plus difficile de s’opposer à un spécialiste plutôt que de contrer un tribun, combattre un processus technique plutôt que réfuter une doctrine. En réalité, la catastrophe qui nous menace s’avance masquée.

§ La science n’est ni bonne ni mauvaise : elle est ce que les hommes en font. Et si l’on craint quelque dérive, alors il faut légiférer. D’ailleurs,, ici en Europe, on ne s’en prive pas ! Chez nous, s’appliquent des lois stupides qui contrarient terriblement la recherche scientifique. Je pense notamment à ces dispositions légales ridicules qui interdisent radicalement le clonage.

O Cela vous plairait qu’un petit laboratoire de province se mette à cloner des terroristes par dizaines ?

§ Cette fois, j'en suis convaincu: vous vous en tenez obstinément à l'aspect négatif du progrès. Vous refusez le clonage alors que celui-ci va devenir un formidable moyen de soigner les gens. Bientôt, on prélèvera certaines cellules du corps, lesquelles seront alors programmées pour reconstituer l'un ou l'autre organe déficient.

Jésus lui-même, guérissait les malades! Mais vous, vous seriez pour confiner vos semblables dans la souffrance, la vieillesse et la mort!

O Certes, le clonage thérapeutique pourrait se révèler une bonne chose. Malheureusement, cette avancée accouchera, tôt ou tard, du clonage reproductif.

§ Et alors!? Un clone, ce n'est jamais qu'un jumeau! Et ne me parlez pas d'une quelleconque perte de diversité chez l'humain: aucun jumeau n'est jamais totalement la copie de l'autre!

O Ce dernier point mériterait à lui seul un débat... En réalité, ce qui m'inquiète avant tout, tient à ce narcissisme général imprégnant notre époque. En conséquence, beaucoup voudront vivre le plus longtemps possible, imposant leur ego à plusieurs générations. Et ceux-là, accueilleront avec enthousiasme les techniques qui permettront à leur petite personne de se dupliquer. Certains iront jusqu'à multiplier les doubles. De sorte que clones et gens très âgés vont pulluler.

§ C'est possible...

O Non; c'est certain! Et ce qui me paraît également indéniable, c'est que l'Humanité n'y survivra pas. Aujourd'hui, la Terre n'arrive pas à nourrir tous ses habitants ni à évacuer leurs déchets. La mort des océans, des glaciers, des forêts, de nombreux animaux et végétaux, n'est plus une hypothèse. Bientôt, disparaîtront aussi nombre de terres arables, de ressources énergétiques, de minerais indispensables, de nappes phréatiques. En réalité, nous sommes beaucoup trop nombreux sur notre petite planète. Et, selon les prévisions démographiques, le phénomène s'amplifiera dans les prochaines années. Mais vous, vous voulez hâter cette course vers l'abîme. De manière artificielle, vous voulez augmenter massivement une population déjà tout à fait pléthorique!

Dès lors, je me pose cette question: êtes-vous le mieux placé pour me donner des leçons d'humanisme?

§ ...Euh...

Gablou