Centre d'Étude du Futur

En 1099 de notre ère, Godefroy de Bouillon et ses croisés perçaient les défenses de Jérusalem. Dès cet instant, commençait le martyre de la ville. En quelques jours, la chasse aux « païens » fit périr 60.000 hommes, femmes, enfants. Selon les chroniqueurs médiévaux, les égorgeurs chrétiens pataugeaient dans le sang, parfois répandu jusqu'au niveau des chevilles! Lorsque ce massacre prit fin, les « combattants de la vraie foi » entonnèrent des cantiques. Ils louaient ainsi la bonté de leur dieu, le remerciaient pour une si totale victoire. L'amour évangélique prôné par Jésus-Christ, accouchait d'un carnage!

Il fallut attendre le siècle des Lumières, pour qu'une alternative valable soit opposée aux excès du fanatisme. L'homme est naturellement bon, certifiaient les philosophes. Et la société devait rétablir cet angélisme. Aussi, quand survint la révolution de 1789, l'intolérance religieuse et le despotisme, furent déclarés hors-la-loi. Désormais, la liberté, l'égalité, la fraternité allaient régner sans partage. La barbarie semblait vaincue.

On connaît la suite. Cette démocratie adulée des penseurs, aussitôt se mit à… couper les têtes ! Le bonheur est une idée neuve en Europe ! s’écriait Saint-Just, tout en envoyant des charretées entières de ci-devant à l’échafaud ! De même, les vertus républicaines s’accommodèrent des noyades de Nantes ainsi que du génocide vendéen. Plus tard encore, les démocrates détournèrent pudiquement les yeux des conquêtes coloniales, de l’écrasement des communards, du travail des enfants, de la misère sociale…

Le char de l’humanité gisait à nouveau dans l’ornière. C’est alors que Karl Marx proposa de reprendre la route. Lui, connaissait le bon chemin : celui qui mène au bonheur de tous. Le paradis se situait ici-bas, à la portée des masses populaires. Et les évangiles communistes serviraient de balises à l’avancée vers cet éden prolétarien.

Cette fois, l’idéal nouveau semblait solide, voire « scientifique ». La foi marxiste en effet, s’appuyait sur l’histoire et l’économie. Alors, dans un bel enthousiasme, la croyance se répandit par-delà toutes les frontières.

Las, chacun sait aujourd’hui ce qu’il advint de cet élan généreux. Très vite, l’éradication des injustices économiques apparut comme prétexte à l’instauration d’un totalitarisme différent. Partout les pontifes rouges s’appliquèrent à préserver leur pouvoir, en s’appuyant sur la pureté du dogme. Tous les dissidents, bien des innocents, mais aussi des militants sincères, furent accusés d’hérésie (déviationnisme, individualisme petit-bourgeois, révisionnisme,…). En plein XXème siècle, ils subirent une nouvelle inquisition, confessèrent publiquement leurs « fautes », furent jetés en pénitence dans des camps de rééducation et asiles psychiatriques, ou périrent en de modernes Saint-Barthélemy. En outre, c’est par millions que se dénombrent les victimes des croisades révolutionnaires, entreprises pour le « bien supérieur de l’humanité » ! Les fanatiques chrétiens d’autrefois et les dévots communistes, se rejoignaient ainsi dans l’horreur !

Après pareils désastres, scepticisme et pessimisme étaient inévitables. Nos contemporains ne croient plus, n’espèrent rien. Les idéologies sont ravalées au rang des superstitions néfastes. Et, le combat politique paraît complètement disqualifié. Car, si toute rénovation profonde de la société débouche sur le crime, il vaut mieux laisser les choses en place. Dès lors, face à cette « fin de l’histoire », et en pleine « ère du vide », seul subsiste le plus grossier des égoïsmes.

L’homme n’est-il que ce loup avide du sang de ses semblables ? Et, pourquoi les plus beaux idéaux dégénèrent-ils en affreux cauchemars ? Mais aussi, une société meilleure peut-elle encore s’édifier ? N’y a-t-il donc plus rien à entreprendre ?

Pour tenter de répondre à ces questions, considérons trois composantes essentielles du phénomène humain : l’individu, le groupe, l’humanité prise dans son ensemble.

Si l’on enlève à ce trio la notion de groupe, une heureuse harmonie s’installe aussitôt. La communion de l’individu avec l’espèce humaine, s’établit naturellement. Parce que chacun possède en lui, le désir de s’associer aux autres hommes. C’est pourquoi, il arrive que des soldats en guerre fraternisent avec l’ennemi, échangeant du tabac ou du vin entre deux tueries. Car la sociabilité ne s’embarrasse pas des nationalités, des races, des appartenances. Bien plus, cette bienveillance envers autrui souvent s’épanouit en solidarité véritable. Qu’une catastrophe survienne, et l’entraide s’organise spontanément. Dans nombre de tragédies, même le réflexe de sauve-qui-peut en se déclenche pas. On voit ainsi certains négliger toute sauvegarde et, parfois, sacrifier leur vie pour venir en aide à des inconnus.

Il semble bien que la sympathie et l’altruisme soient des comportements innés. Aux temps préhistoriques, d’effroyables conditions d’existence favorisaient les individus solidaires. Sans les apports du monde moderne, seule une union solide permet de lutter contre la faim, le froid, les bêtes féroces. Et, ceux qui se révélèrent incapables de coopérer ont vraisemblablement disparu. L’humanisme est une attitude philosophique admirable, mais sachons que ses fondements résultent de la sélection naturelle.

Nos lointains ancêtres ne nous ont pas légué que cette seule propension à la convivialité. Notre patrimoine génétique, contient aussi la volonté potentielle de dominer les autres.

Il s’agit-là d’un héritage très ancien, car dépassant les 180.000 ans de l’homo sapiens actuel. L’origine de la dominance en effet, se perd dans la nuit des temps, dans le flou d’une animalité première. Il nous faut compter en millions d’années, remonter ces mutations successives qui changèrent quelques grands singes en pré humains. Et, concevoir cette époque où des brutes au crâne épais, s’imposaient par la force physique, terrorisaient leurs congénères, monopolisaient les femelles de la horde.

L’homme apparaît donc comme un être crucifié. D’une part, il souhaite une amicale collaboration avec ses pareils ; d’autre part, il s’évertue à dominer ceux-ci. Or, c’est en jouant abusivement de cette dualité que se structurent tous les groupes.

Ces regroupements sociaux, peuvent prendre différentes formes. Parmi celles-ci, la plus radicale correspond à l'État de type fasciste ou stalinien. Cependant, existent aussi des communautés nettement plus débonnaires ; par exemple, le football-club de Rawette-les-cloches. Entre ces deux extrêmes, s’épanouit l’innombrable variété des bandes, factions, sectes, églises, partis, syndicats, entreprises commerciales, classes sociales, peuples, nations, ethnies, races…

Cette diversité s’échelonne selon l’importance des enjeux et l’intensité des passions. Mais qu’ils soient grands, petits, agressifs ou pacifiques, tous les groupes fonctionnent en vertu d’une même mécanique.

Dès que des hommes s’unissent, la communion entre l’individu et l’espèce se trouve dévoyée. La fraternité ne s’exerce plus envers tous. Car, on distingue les « semblables » des « autres ».

Un « intégré » obtient l’appui de sa communauté ; ainsi que ce minimum de chaleur humaine favorisant l’insertion et l’esprit de corps. Quant aux « externes », ils se voient considérés avec indifférence sinon avec agressivité. Afin de s’en convaincre, songeons à la vindicte partisane des supporters, aux échauffourées qui parfois en résultent.

Pour soutenir ce détournement de la sociabilité, chaque système aiguillonne le désir de dominance. Ainsi, les membres du groupe sont automatiquement investit d’une prétendue supériorité. Cette valorisation par simple appartenance, permet la condescendance ou le mépris envers les formations rivales. Dès lors, certains se revendiquent de la « race des seigneurs », disent appartenir au « peuple élu », se nomment les « fils du ciel »,… Ce qui correspond au stade ultime de la fatuité collective.

A cet échelon, une habile propagande enlèvera même aux adversaires le statut d’être humain. Ceux d’en face se percevront comme autant de nuisibles menaçant la collectivité ! Ils seront alors poursuivis d’une haine féroce. Et, en cas de guerre, leur élimination s’envisagera sans problème de conscience. On punit sévèrement le meurtre du prochain (de celui qui est proche), mais on récompense les aviateurs qui rasent une ville ennemie.

Le processus de dominance, s’exerce également de manière interne. Toute communauté produit ses leaders. Or, seuls seront promus comme tels, ceux qui permettent (ou promettent) au groupe de prospérer.

Avec pour résultat que beaucoup se précipitent pour gravir l’échelle sociale, avec l’espoir de rejoindre « l’élite ». Une inévitable bousculade s’ensuivra, dans laquelle la plupart joueront des coudes et, à l’occasion, piétineront le voisin. Ici, les hommes regroupés se posent en concurrents au sein d’un même ensemble. Et, toujours aussi manipulés, ils refoulent à nouveau l’entente et la cordialité.

Le groupe maintient son existence grâce à sa cohésion, grâce à son homogénéité. C’est pourquoi il s’efforce de réduire la diversité naturelle des individus, sous peine d’éclatement. En conséquence, il impose à ses membres une manière d'être. Les particularités individuelles deviennent alors des « qualités » ou des « défauts », selon que l’on s’approche ou non du modèle standard. Si, par exemple, l’image obligée correspond à « l’homme économiquement performant », chacun se verra catalogué comme « très rentable », « peu rentable », voire carrément « inutile ». Ce qui revient à transformer les différences en inégalités. Et la plupart, reniant un « moi » intrinsèque, se façonnent selon le moule, capitulent devant les exigences de la règle.

Mais cette victoire du conformisme sur l’originalité, là encore, peut conduire au drame. Car, les organisations autoritaires toujours méprisent et sanctionnent leurs déviants. Et lorsque la norme se montre particulièrement sévère, les déviants, les insoumis, risquent d’y perdre leur liberté, ou la vie.

Plus le groupe est puissant, plus il bride la personnalité de ses adeptes. Toutefois, ces derniers soutiennent avec ferveur un tel maître. Parce que celui-ci leur décerne un statut. En fait, la splendeur du joug rejaillit sur chaque assujetti. La base obtient du prestige par sa totale soumission à l’ensemble, les chefs dilatent leur narcissisme en commandant de zélés subalternes. Mais tous veulent que se perpétuent semblables « privilèges ». Dès lors, la structure ne peut se mettre à dépérir. Chacun s’activera donc, afin d’assurer la permanence du système. Aussi, le but premier du groupe correspond-t-il à ce besoin vital.

Ceci requiert de contrer les formations adverses, ainsi que d’endiguer toutes contestations intestines. Dans cette voie, la hiérarchie justifiera sa position dominante en arguant des succès obtenus. Viendrait-elle à faillir, qu’elle risquerait de choir. A cause d’une telle pression, la stratégie des dirigeants tiendra toute entière dans l’infâme la fin justifie les moyens. Avec les conséquences que l’on devine…

Le clan ne se contente pas d’assurer sa survie par tous les moyens. Une telle recherche de la force, occasionne tôt ou tard une inextinguible soif de pouvoir. Passion qui se mue aussitôt en objectif prioritaire. Le groupe, œuvre des hommes, alors évolue en prédateur à part entière, tel un golem se soustrayant à la tutelle de ses créateurs. Et ceux-ci ne pourront que masquer cette métamorphose. La « raison d'État », « l’intérêt du parti », la « gloire de Dieu »,… sont de ces oripeaux dont on recouvre un système, pour masquer sa volonté de puissance.

Dès lors, le dessein initial, le projet des origines sur lequel se fondait l’union, se verra piétiné. Dans son délire mégalomane, l’organisation implacable tue le bel idéal. Aussi, ne nous étonnons pas quand un parti politique célébrant Jean Jaurès – donc de gauche, pacifiste, antimilitariste – fournit un secrétaire-général à l’OTAN, pourvoit la Défense Nationale en ministres, perçoit des « commissions » émanant d’avionneurs militaires. Ou encore – sur une autre échelle et culminant dans l’atroce – ces petits enfants, débités vifs à la hache au nom d’Allah le miséricordieux !

Il ne saurait y avoir de bon groupe. Même le plus innocent, diffuse des germes pernicieux. Car la dominance et la fraternité se disposent selon le principe des vases communiquant. Lorsque l’une vient à s’accroître, l’autre s’anémie en proportion. De la sorte, le groupe impose son ordre hiérarchique, aux dépens d’une harmonie universelle. Il favorise la division, les conflits d’intérêt, la compétition, la guerre, la mort. C’est un intermédiaire dangereux parce qu’il s’interpose entre l’individu et l’espèce humaine, avec pour résultat de neutraliser la concorde.

En tant qu’être social, l’homme ne saurait se placer à l’écart de ses semblables. Il doit s’intégrer à quelque ensemble, s’il veut exaucer sa vraie nature. L’absence des autres compromet son développement, lui cause une angoisse névrotique. Dès lors, la nocivité des regroupements sociaux suscite une question cruciale. Car si l’on ne peut valablement vivre en solitaire, de quelle façon réaliser alors une communauté qui ne soit pas un groupe ? Comment vivre en société tout en pratiquant l’ouverture, tout en évitant subordination et agressivité ? Heureusement, une ébauche de solution à ce problème primordial nous a été donnée naguère par un intuitif de génie : Max Stirner.

A l’égoïsme du groupe, cet auteur oppose l’égoïsme de l’individu. Et ceci réclame une mise au point. Car cet égoïsme ne signifie nullement une poursuite effrénée de l’intérêt personnel, ainsi que nous le constatons actuellement. L’avidité générale d’aujourd’hui ne profite qu’au pouvoir. Parce que ce dernier établit son échelle hiérarchique, par le biais de la consommation. Ainsi, lorsque mon voisin exhibe quelque babiole de grand luxe, il se pavane en vainqueur, se pose en dominant. A la condition toutefois, que ce détenteur de colifichets rencontre mon regard admiratif. Et si le snobisme m’ébranle à mon tour, j’accomplirai des efforts afin d’acquérir semblables attributs de « standing ». Ce faisant, je soutiens la structure qui m’opprime, renforce à la fois mon aliénation et celle des autres.

Il m’est cependant loisible de réagir d'une autre manière. En ce cas, je me regarde comme quelqu’un de tout à fait unique. Il s’agit ici de reconnaître sa différence fondamentale. Or, une fois cette découverte accomplie, se produit une totale approbation de soi. Très vite, je deviens pour moi-même l’idéal qu’il me faut suivre. Par conséquent, les valeurs du groupe ne me concerne en rien. Et le luxe étalé par mon voisin, ne me paraît plus un modèle à imiter. Ce que lui croit estimable, ne peut répondre à mes aspirations particulières. L’égoïsme individuel correspond donc à cette autonomie.

Consentir à sa singularité, c’est dire un « oui » sans conditions. A soi, d’abord ; aux autres, ensuite. L’originalité invite à la bienveillance. Qui s’affirme unique ne peut haïr ses frères en diversité, ce serait là se renier. En outre, la variété individuelle procure un autre avantage : le multiple en effet, protège de la norme.

Pareille acceptation d’autrui s’amplifie, si ce dernier entreprend la même démarche. Car le respect mutuel permet de s’assembler sans dommages. Un tel rassemblement unit sans dominer. On appellera donc association, cette parfaite substitution au groupe.

L’association des égoïstes, se présente sous la forme d’un accord entre individus affranchis, égaux, différents. Ce sont là de réels associés, poursuivant un but commun, pour leur plus grande satisfaction.

L’aspect quelque peu « juridique » de ce contrat, pourrait déplaire. Certains, regretteront le manque de passion qui préside au mariage. Mais la ferveur dans l’alliance est une sève qui s’altère en poison corrosif. Verser dans l’exaltation idéologique, dénature la personne, la dégrade en rouage pour mécanisme de groupe. Il faut donc dénoncer tous les idéaux communément respectés. L’homme qui se veut libre, va donc refuser de sacraliser les institutions, de diviniser les chefs, de sanctifier les contraintes. Grâce à la plus froide lucidité, l’égoïste conforte l’association, tout en usant des avantages que celle-ci procure. Par contre, jamais rien ni personne ne pourra se servir de lui.

A l'heure de l'abrutissement médiatique organisé, de la massification, de l'égoïsme primaire copieusement stimulé, du narcissisme érigé en vertu,... instaurer la centralité de l'individualité authentique devient une valeur prioritaire. De même, une fédération d'associations oeuvrant au bien commun s'impose à notre siècle.

L'urgence accompagne les enjeux. A présent, des groupes nationalistes et religieux ont les moyens de se doter d'armes chimiques, bactériologiques, nucléaires. Alors que d'autres groupes, commerciaux et productivistes, assassinent notre biosphère. En outre, certains de ceux-ci, escomptant de juteux profits, aspirent à remodeler entièrement le corps et l'esprit humains!

Maintenant, il s'agit rien moins que d'empêcher les apocalypses à venir. Et, refuser la mort de l'Homme dépasse le seul instinct de conservation. C'est d'abord une éthique: celle de la non-puissance. Mais c'est aussi le seul idéal politique qui vaille: l'unification du genre humain grâce à l'émancipation totale des individus.

Et n'y-a-t-il pas là, encore une belle aventure à tenter?

Gablou