Centre d'Étude du Futur

    Solidement installé dans ce XIXème siècle autoritaire, l'honnête homme évoluait avec arrogance, parce que sûr de ses droits. Évidemment, il dirigeait sa famille avec une poigne de fer. Chez lui, régnaient la discipline, les « bonnes manières », le respect des lois et des commandements religieux. Bien entendu, son épouse se conformait à la condition sociale imposée aux femmes. Aussi la voyait-on cultiver ces vertus de la féminité d'alors: obéissance, humilité, discrétion.

Ses enfants, eux, vivaient dans la crainte. Confrontés dès leur plus jeune âge à la toute-puissance du père, ils n'avaient d'autre choix que d'imiter l'attitude maternelle. Un simple froncement de sourcils les faisait rentrer sous terre. D'ailleurs, la ceinture du maître corrigeait cruellement toutes velléités de rébellion. Mais, ces dernières étaient rares. Car, le monde environnant se composait d'une multitude de pater familias. Et qui refusait la domination paternelle, comprenait très vite qu'il attaquait, en solitaire, l'ordre établi.

 

    Le dressage des enfants, s'accentuait par la fréquentation de l'école. Après avoir appris à se soumettre en famille, il fallait s'amalgamer au troupeau en apprenant ses règles. Dans ce but, de véritables despotes terrorisaient leurs élèves. Ces enseignants, jouissaient d'une totale impunité, car encouragés à la plus grande rigueur. En conséquence, les châtiments corporels tenaient lieu de pédagogie.
Semblable violence, épargnait relativement le sexe faible. Cependant, les filles subissaient d'autres formes de coercition. Volontiers confiées aux établissements d'enseignement religieux, elles auraient à intérioriser l'omniprésence d'un dieu pudibond, répressif, implacable.

    Le contrôle des consciences, des conduites, des mœurs, s'effectuait de façon permanente. En ces temps de grande intransigeance, où divorcés et concubins passaient pour débauchés, tout manquement aux normes se voyait impitoyablement puni.
Malheur, aux jeunesses qui « fautaient »! Celles-ci étaient jetées à la rue, reniées à jamais par leur milieu d'origine. Quant aux fortes têtes qui résistaient malgré tout à la pression sociale, le service militaire s'efforcerait de les détecter d'abord, de les briser ensuite. Dans cette armée d'autrefois, le moindre gradé exerçait sur la troupe un pouvoir absolu. Dès lors, humiliations, brimades, mauvais traitements courbaient la plupart des échines. Restait une poignée d'insoumis, dont le parcours se balisait souvent de la façon suivante: bataillon disciplinaire, prison, échafaud. Souvenons-nous de Jean Valjean, écopant de dix-neuf années de bagne pour avoir volé un pain. Ainsi éteignait-on les révoltes contre la triade Dieu, Famille, Patrie.

    Le monde dans lequel vivaient nos aïeux, ressemblait à une caserne. Cet embrigadement, bien sûr, avait sa raison d'être. Une telle subordination favorisait les profits issus du capital. Quand la docilité est grande, l'exploitation devient féroce.
Majoritairement composée de prolétaires, la population acceptait un labeur épuisant (durant 14 heures par jour, parfois plus!). Et, les salaires dérisoires, les conditions d'existence indignes (l'espérance de vie d'un ouvrier était de 40 ans!), la brutalité des contremaîtres, le travail des enfants,... constituaient le quotidien du grand nombre.

    Inconsciemment, tout personnage pourvu de quelque autorité se percevait comme menaçante réplique du père. Et pareil conditionnement alimentait la soumission générale. Ainsi, en menant leurs enfants « à la dure », les miséreux renforçaient des structures favorisant l'oppression. Car les garçons à leur tour, deviendraient des tyrans domestiques. Ainsi, qu'ils soient pauvres ou nantis, tous œuvraient à reproduire un système.

Contrer la révolte

    Cette misère du peuple se serait perpétuée, s'il n'y avait eu l'avènement des idées marxistes et anarchistes. Jusqu'ici, rejeter la société s'exprimait par des comportements individuels, tel le vol ou le vagabondage. Or, une attaque d'envergure contre le pouvoir se déployait soudain. L'union fraternelle des fils, contestait l'emprise absolue des pères, et exigeait un partage. Offensive idéologique sans précédent, propre à miner les hiérarchies en place.

    L'idée de justice sociale gagnerait peu à peu les esprits. Bientôt, les dominés allaient faire trembler quantité d'exploiteurs. Grèves, boycotts, sabotages, attentats, révélaient une détermination populaire croissante. Toutefois, les possédants s'accrochaient à leurs privilèges. Paniqués, ils contre-attaquaient avec sauvagerie. La troupe tirait sur les foules réclamant de quoi manger. Et, en 1871, la Commune de Paris se réprimait dans un bain de sang; celui des 20.000 morts abattus pour l'exemple. Un carnage, dont l'ampleur devait stupéfier le prolétariat du monde industrialisé.
Dans tous les pays se constatait l'évidence: on s'acheminait peut-être vers la Révolution, mais on avançait à coup sûr vers une guerre civile. Alors, au moment crucial, le pouvoir entreprit sa complète métamorphose. De ce fait, c'est la société toute entière qui se mit à changer...

    Le bouleversement, vint des États-Unis. L'Europe s'enfonçait dans l'horreur de 14-18, quand l'Amérique perfectionnait le travail à la chaîne, selon les préceptes de Frederick Taylor.
La parcellisation du processus de production, sa spécialisation, sa mécanisation, permettaient maintenant de produire en très grande série. Par conséquent, se posait le problème de l'écoulement d'une pareille profusion. Jusqu'alors, seules les classes aisées pouvaient acquérir le produit des ateliers et manufactures. Il fallait donc trouver d'autres clients.
La solution passait par Henri Ford. Afin de fournir des voitures à faible prix, le constructeur de Detroit soumettait ses ouvriers aux plus infernales cadences. Mais il payait bien. Ses gens gagnaient le double de ce qu'on proposait ailleurs! Aussi, le personnel des usines Ford achetait allègrement ces autos qu'il avait lui-même assemblées.

    Cette méthode Ford, fut combattue par ceux qui allaient pourtant en profiter. Les chefs d'entreprise en effet, ne pouvaient admettre semblable augmentation des salaires. Ils qualifièrent même l'innovateur, de criminel économique. Cependant, deux événements feraient fléchir le patronat américain.
D'abord, la révolution russe qui éclata en 1917. Celle-ci modifiait les rapports de force. Les défavorisés savaient à présent qu'ils avaient la capacité de renverser un régime injuste, mais aussi, celle de faire tourner une économie sans l'intervention du capital privé. De par cette menace, persévérer dans la répression brutale équivalait à jeter de l'huile sur le feu. Il fallait à l'inverse agir avec souplesse afin d'enrayer toute avancée des « rouges ». En quelque sorte, les patrons se trouvaient à la croisée des chemins. Et, c'est une science nouvelle qui leur indiquera la direction à prendre...

    En sus de la peur du communisme, l'irruption de la psychologie dans le savoir des hommes allait changer les attitudes. Car Freud et ses disciples offraient d'intéressantes perspectives au monde des affaires. Explorer les méandres du psychisme, c'était découvrir l'origine de nos comportements. Et, avec des motivations ainsi répertoriées, analysées, puis stimulées, influencer les consciences s'avérait un jeu d'enfant.
Après la grande dépression économique des années 1930 et la deuxième guerre mondiale, les quelques timides réclames se transformeront peu à peu en cette arme ô combien redoutable: la publicité. Celle-ci permettra de vendre à tous, non plus seulement des voitures Ford mais une gamme infinie de produits. Sans aucun tapage, la « société de consommation «  venait de naître.
Dorénavant, dominants et dominés marcheraient de concert vers le « Progrès ». Une curieuse avancée, où le calcul des maîtres rejoignait l'espérance des assujettis. A vrai dire, ces derniers avaient les yeux rivés sur un mirage. La société promise les séduisait, parce qu'elle se présentait comme l'image même de l'abondance, de la liberté, du bonheur...

Modifier le surmoi

    Le pouvoir travaillait donc à sa reconversion. Déjà, le nouveau régime économique combinait production en grande série, abaissement des prix de vente, salaires calculés pour favoriser d'autres dépenses que celles requises par la survie, et psychologie appliquée au commerce.
Il fallait à présent renier la société patriarcale. On ne pouvait promouvoir le luxe, le prestige, l'amusement, le confort, le crédit, tout en célébrant les mérites d'une vie spartiate. Dès lors, austérité, discipline, souffrance acceptée, morale ascétique, répression des désirs apparurent comme vertus encombrantes.

    Il convenait de vanter à chacun le droit à jouir de l'existence. Lequel allait s'exercer en  payant, en achetant moult biens et services.
Exemplaire en ce sens, apparaîtrait la sexualité. Celle-ci quitterait le domaine de l'intime, voire du sacré, pour s'établir au niveau de la marchandise. L'ancienne société guillotinait les faiseuses d'anges, mais la sécurité sociale moderne rembourserait les avortements. Ces derniers seraient maintenant considérés comme actes médicaux, rétribués selon un barème officiel. Et,  en complément, maints tombereaux de pilules contraceptives se vendraient ponctuellement à des millions de femmes.
Toujours dans cet esprit, la domination masculine s'effacerait peu à peu, laissant place à l'émancipation des épouses et des jeunes. En réalité, une telle évolution avait pour but de permettre une autonomie financière à ceux-ci. Les libérer des maris et des pères, certes, mais pour mieux les asservir à la mode, à la nouveauté, aux engouements.

    Ici ou là, surgiraient bien quelques résistances à cette mutation de la société. Mais, la grande presse soutenait le changement. Car les recettes publicitaires s'avéraient de plus en plus conséquentes. Et dénoncer le consumérisme ambiant aurait provoqué la perte de celles-ci. De sorte  que nombre de journaux dissidents furent conduits à la faillite.
Bientôt la radio, puis la télévision, s'introduiraient dans chaque foyer. Le bourrage de crâne alors, deviendrait permanent.

    Les instituteurs ne terrorisaient plus leurs élèves. Cependant, tout jeune Américain, âgé de 4 à 12 ans, ingurgitait chaque année 20.000 messages publicitaires. Un adulte au soir de sa vie, en aurait absorbé plusieurs dizaines de millions!
Pareil matraquage ne favorisait pas seulement l'achat de tel ou tel produit. Ceci imposait à la longue une façon de voir, une manière d'appréhender la vie. Les dominés croiraient à leur libre-arbitre, alors qu'ils intériorisaient une soumission aux normes mercantiles. En fait, avec cet emploi de l'arme psychologique, la coercition devenait invisible.
Bientôt, les pauvres en viendraient à raisonner comme leurs maîtres. Eux aussi, voudraient la richesse, ou du moins espéreraient s'en approcher. Dès lors, il ne s'agirait plus de renverser un régime injuste, mais bien d'obtenir des augmentations de salaires. Et ces dernières permettraient de consommer davantage, renforçant de la sorte une structure oppressive.

    Comme appliquant les principes du judo, le système se servait des revendications de la base  pour augmenter son emprise. Ainsi, puisque la consommation s'effectuait en dehors du travail, raccourcir une durée de celui-ci permettrait de favoriser l'accroissement de celle-là. Le labeur salarié totaliserait donc quarante heures par semaine, non le double et davantage comme jadis.

    Travailler moins longtemps devait se compenser par un zèle considérablement accru. Et au marketing qui fait vendre, nombre de grandes firmes adjoindraient les techniques de management. Soit une autre forme de persuasion clandestine, une propagande précipitant le personnel dans l'effort intensif. Dès lors, conseillé par des chefs avenants, mais convenablement motivé, le simple exécutant changeait de statut. Produire un maximum devenait ce challenge grâce auquel tout subalterne pouvait dilater sa personnalité, se réaliser,  s'épanouir. Bien sûr, il serait noté sur ses initiatives, sa créativité, son dévouement dans la défense des intérêts de l'employeur. Et, en finale, le calcul de son salaire se baserait sur ses performances.

    Il n'y avait plus de riches minoritaires écrasant des masses misérables. A présent, les nantis récompensaient une foule de prolétaires embourgeoisés. Étaient particulièrement choyés, ceux qui possédaient les compétences favorisant la croissance des fortunes. Or, de par un train de vie ostentatoire, ces qualifiés faisaient savoir la hauteur de leurs émoluments. Aussi, devant pareils avantages, tous se bousculaient afin de grimper l'échelle sociale, jouant des coudes, produisant et consommant en pagaille.
C'est sur une concurrence généralisée que se construisit la nouvelle structure hiérarchique, établie  cette fois sous forme de pyramide. Et, pour ériger semblable construction, s'était démantelé le plus solide rempart contre l'arbitraire et l'exploitation: la solidarité.

    Avec la guerre de Corée, et celle d'Indochine, l'Occident découvrit l'organisation des camps de rééducation propres à l'Asie communiste. Là-bas, dès qu'un endoctrinement intensif avait fait ses preuves, les contraintes infligées aux prisonniers de guerre devaient diminuer. Et, la surveillance par les gardiens se voyait progressivement remplacée par un contrôle mutuel entre détenus. Ceux-ci se sentaient de plus en plus libres, parce que l'autorité semblait s'être évaporée. Mais, finalement, tout le monde espionnait tout le monde, afin de repérer les déviants.
Une telle mécanique fonctionne de nos jours. Le pouvoir en effet, utilise le regard de l'autre. L'œil du voisin nous jauge en permanence, nous compare, nous attribue une position dans la société. Et l'entourage nous témoigne bienveillance-considération-admiration ou indifférence-condescendance-mépris en fonction de notre « réussite » ou de nos « échecs ».
La pression sociale se concrétise alors, sous forme d'auto-prescription (Je dois « réussir »), d'autoévaluation (Ai-je mieux « réussi » que mon voisin?), d'auto-récompense (Je suis « quelqu'un de bien » parce que j'ai « réussi »), d'autopunition (Je n'ai pas fait tout ce qu'il fallait pour « réussir »). De sorte que cette introspection mène à la dernière étape d'un lavage de cerveau réussi: celle que l'on nomme autocritique.

Une mère abusive

    La société consumériste, née en Amérique, se répand sur toute la planète. Une authentique civilisation, grâce au nombre, parce qu'imposant ses dogmes à chaque être humain. Il en résulte cette infantilisation du monde, inédite car homogène et consensuelle.  
Vendre partout et à tous des jeans, hamburgers, chansons, films, ordinateurs et autres bimbeloteries, réclame l'universelle uniformisation du goût, de la culture, des mœurs. Dès lors, coutumes ancestrales, religions millénaires, familles traditionnelles ne résistent pas au rouleau-compresseur de la persuasion marchande. En conséquence, les modèles qui structurent depuis toujours la vie de chacun apparaissent vite comme entraves insupportables.
Dorénavant dépouillées de leurs repères fixes, des populations subjuguées assimilent alors le bonheur à l'éphémère satisfaction de posséder, plastronnent grâce à des objets, envient l'apparente prospérité d'autrui, se révèlent perpétuellement insatisfaites, s'imaginent que l'argent résout tous les problèmes.
La pression disciplinaire de l'ordre social classique reconduisait la plupart des hommes au stade de l'enfant soumis. Mais qui s'abandonne au destin de consommateur, rejoint une immaturité plus aboutie encore . En versant dans le « tout et tout de suite », celui-là s'identifie à ce rôle que d'autres ont écrit pour lui, soit le personnage de l'enfant gâté.

    On ne peut devenir un adulte, si l'on n'a pas tué - symboliquement, bien sûr – ses géniteurs. On ne peut devenir un individu à part entière, si l'on n'a pas rejeté le régime du type père autoritaire d'autrefois, ni celui de l'espèce mère abusive d'aujourd'hui. En réalité, tout développement de l'assertivité dans pareilles structures hiérarchiques prégnantes, s'avère aléatoire.

    On peut s'éloigner facilement d'une organisation sociale s'appuyant sur la brutalité et le dénuement. Par contre, lorsqu'un laxisme affiché accompagne une réelle abondance, l'opposition  demande infiniment de lucidité. Résister se révèle d'autant plus ardu qu'après avoir remodelé le surmoi collectif à son profit, notre société encourage les pulsions, les appétits, les caprices. Dès lors, beaucoup se bricolent un cocon hédoniste, lequel permet de ressembler aux puissants. De là naît cette alliance contre-nature entre les riches et les pauvres. Ceux-ci en effet, ne distinguent plus l'injustice, veulent croire au bien-être pour chacun, à la jonction des intérêts, à quelque destinée commune. De sorte que l'hégémonie boutiquière applique cette stratégie de parent toxique: dominer grâce à la relation fusionnelle.
Pareille matriarche autocrate, prétend savoir ce qui est bon pour tous. Et, par enjôlement, elle parvient à imposer ses calculs. Ainsi néglige-t-on bien des besoins essentiels, pour combler nombre de désirs futiles.
Ce maternage artificiel, dirige des sujets malléables vers le principe de plaisir. Mais, sous l'amoncellement des faux cadeaux, se dissimule un pouvoir fort. Prescription des conduites, évaluation des comportements, récompense des dociles-utiles, punition des « inadaptés », divulguent ses privilèges. Aussi, parce que totalement mystifiés, beaucoup se désespèrent de ne pas mieux répondre aux attentes. La toute-puissance inoculée à ces enfants-rois, ne résiste pas aux piqûres du réel. Coincés entre l'apparente sollicitude maternelle de l'ordre régnant et un « idéal du moi » à présent contredit, ils se rongent de culpabilité. Et, avec une estime d'eux-mêmes à ce point défaillante, toute révolte leur paraît illégitime folie.

    Est assurément coupable, celui qui s'accommode des fers avec lesquels on l'emprisonne. A l'inverse, lorsque la réalité requiert ces chaînes qui brident notre ego, choisir bravement les unes pour en refuser fièrement bien d'autres, fait de quiconque un vrai seigneur.    
A vrai dire, l'autonomie personnelle commence par une double mise à distance. Doivent être éconduits d'abord, ces appels à la conformité qui nous poursuivent depuis l'enfance. Il convient de refuser ensuite la prison des envies insatiables, celles-ci s'appuyant sur notre animalité première. Et semblable travail sur soi, se poursuit par une perception de ses qualités, défauts, limites. Soit se connaître, mais aussi se reconnaître, c'est-à-dire s'accepter, s'assumer, s'apprécier. En finale, le libre choix de valeurs, principes, objectifs, complète opportunément cette sculpture de l'intériorité.
Quand plénitude et souveraineté individuelle s'édifient de la sorte, par le seul biais de la pensée, le totalitarisme mercantile devient moralement inoffensif. Car ses méthodes de contrôle psychologique reposent sur la possession et l'apparence, sur des choses et le regard d'autrui, donc sur l'extérieur.
A présent, grâce à la technologie, le système envisage de remplacer l'homme existant par un humain amélioré. Il faut dès lors s'attendre à la création d'un superGolem dépourvu de toute vie intérieure.

L'utopie nouvelle est arrivée

    Pour s'en aller vers l'Ouest, le plus sûr moyen est encore de suivre la course du soleil. Et si celui-ci devient notre guide, il ne peut, évidemment, constituer un objectif en soi. Vouloir rejoindre l'astre à son couchant, le rattraper, serait absurde prétention, voire pure démence.
Pareillement, le bon projet sociétal ne fait nullement miroiter quelque paradis terrestre soudainement accessible. Il indique quelle direction prendre, recherche aussi toute avancée, se définit comme un perpétuel cheminement. D'ailleurs, l'Histoire nous renseigne sur ces révolutions torrentielles, ô combien désirées mais finalement désastreuses. Bien des illusions en effet, lorsqu'elles se matérialisent, ruinent tous les espoirs, se perdent en d'inhumaines dictatures.      
Le bonheur se cache rarement au fond d'une geôle. De même, un monde meilleur ne se bâtit pas avec des prisonniers. Or chaque individualité détient l'aptitude à se désentraver, à se réaliser par un travail sur soi. Ce type d'effort peut se répandre au sein de la population, autorisant ainsi les changements progressistes. Un processus lent, certes, mais exempt de fausses promesses. Et sous les yeux de tous se présente alors cette épure: la liberté comme principe, l'égalité comme moyen, la fraternité comme but.

    Subsidiée par d'importantes entités commerciales, l'utopie transhumaniste, elle, ne s'embarrasse pas de scrupules, balaie toute circonspection. Ses plans ne visent pas l'épanouissement de la personne, lequel est toujours dangereux pour le pouvoir. Non, au contraire, ce nouveau leurre dédaigne la mesure, la maîtrise, la sagesse afin d'inciter chacun à se vouloir quelqu'un d'autre.
Pour cette mouvance perfectionniste, les êtres humains auraient été mal conçus. Il faut donc les parfaire, les aligner sur un modèle nettement plus rentable, sur la machine. Autrement dit, on va nous fabriquer quelqu'un (ou quelque chose!) qui soit tout aussi captif de ses avoirs et de son image, mais, en plus, à jamais dépendant de ses nouvelles « performances ».
En digne fille du capitalisme, l'idéologie techno-scientiste désire reconstruire l'homme tout en ne changeant rien, bien sûr, à l'organisation marchande du monde. Ses recherches du « mieux », s'arrêtent dès qu'elle sort des laboratoires. D'autant que sa motivation première épouse celle qui prévaut aujourd'hui. Le dessein en effet, consiste avant tout à créer de nouveaux marchés.
Tablant sur l'infantilisation ambiante, le mythe techniciste fait valoir l'horizon d'un « toujours plus » infini. Soit, toujours plus de jeunesse, de longévité, d'endurance, de dynamisme, de quotient intellectuel, de mémoire,... Dès lors, l'individu souverain ne sera plus cet être accompli mais un investisseur. Car il aura pour observance de gérer son capital physique et mental, de le faire  « fructifier ».

Une éthique de bazar

    Objets, fonctions, diplômes, décorations, patrimoine,... semblent multiplier les heureux. Sauf que les joies semblablement obtenues s'avèrent tout à fait éphémères, que cette profusion de bienfaits  se paie d'une façon ou de l'autre, que l'incessante compétition générale empêche la satiété. Il en résulte une insatisfaction permanente, pour le plus grand profit des puissances mercantiles. Car le « manque » lance ses victimes dans une chasse au superflu, avec cette intensité naguère exigée par la survie.
Pareille course prétend placer tout le monde sur une ligne de départ. Même si, à l'arrivée, ce sont toujours certains favorisés qui raflent les grosses récompenses. Mais il importe de dissimuler le truquage, pour mettre les organisateurs hors d'atteinte. De par une telle duperie, tout perdant ne peut que s'en prendre à lui-même, fustiger ses efforts insuffisants ou ses capacités médiocres.

Le point faible de ce régime boutiquier, provient de la morosité qu'il suscite. Aussi, beaucoup regardent en arrière. La figure du père autoritaire attire nombre de gens tout autant immatures, mais déçus. Ceux-là aspirent à se soumettre aux disciplines d'autrefois, aux fanatismes religieux, aux nationalismes arrogants.
Ce possible retour du passé, inquiète ceux qui accumulent les profits substantiels. Déjà, des rigidités archaïques tels le racisme, le sexisme, l'homophobie, contrarient la bonne marche des affaires. De fait, le système fonctionne si chacun croit à sa « chance », se figure que l'égalité consiste à concourir sans déloyal handicap, sans injustes pénalités. Pareillement, ressusciter l'antique patriotisme, peut faire perdre beaucoup d'argent. Car rétablir des États « à l'ancienne », par trop exclusifs, perturbe aussitôt la circulation internationale des produits, des capitaux, des bénéfices.

Face à ces partisans d'hier, la structure mercantiliste réagit par le biais d'une morale à sens unique. Le politiquement correct lui permet ainsi de défendre ses intérêts. Tout ce qui rappelle, de près ou de loin, les sévérités patriarcales, se voit alors hypocritement traqué au nom des grands principes humanistes. De sorte qu'elle peut compter sur le zèle spontané d'inquisiteurs farouches, de ricaneurs professionnels, de moult beaux esprits, de maints rebelles fantoches.

    Le mythe transhumaniste emploie la même stratégie moralisatrice. En réalité, il s'agit de culpabiliser tout qui refuse ses fumeuses théories.
C'est ainsi que rejeter ce rêve techno-scientiste, prouve un attachement aux principes surannés  de quelque époque révolue. De là, provient une opposition obscurantiste aux méthodes permettant de « s'augmenter ». Et parmi tous ces passéistes qui contestent, les plus acharnés versent carrément dans l'intolérance, allant jusqu'à réclamer certaines lois « liberticides ». Ces dernières en effet, bafoueraient le droit pour chacun à se vouloir un mutant.
Afin de condamner ceux qui les repoussent, les censeurs transformistes ont besoin de légitimité. Dans ce but, ils n'hésitent pas à manier le paradoxe. Car, bien que jugeant « améliorable » l'entièreté du vivant, ils osent néanmoins invoquer la Nature pour justifier leur action. On profère ainsi des anathèmes à l'encontre des « bioconservateurs », tout en prenant comme point d'appui l'évolution des espèces!
Pour le projet mutationniste, la progression déclenchée dès le Big Bang doit continuer. L'homme a pour vocation première d'évoluer sans arrêt. Mais, il se développe par ses seules avancées technologiques. Grâce à celles-ci, il s'insère de manière harmonieuse dans le flux de la vie. Aussi, récuser ce destin du mieux-être continu, révèle une mentalité profondément rétrograde.

    Ceci est une imposture. Si l'on se sert de Darwin, alors il faut admettre avec lui cet unique objectif de la Nature: favoriser la survie. Seuls les mieux adaptés à leur environnement, vivent et se reproduisent. D'ailleurs, millénaires après millénaires, les corps et cerveau de l'homme se sont modelés conformément à cette loi naturelle. On voit très mal dès lors, un rapport entre pareil processus et le transhumanisme. Introduire des puces électroniques dans notre cortex afin de calculer aussi vite qu'un ordinateur, n'a certes rien d'évolutif, ne s'avère aucunement vital.

Vers le conditionnement ultime

    Qui veut planter des clous, emploie un marteau. Mais, bientôt, avec l'intervention des biotechnologies sur les capacités humaines, ces clous pourront être enfoncés par quelques puissants coups de poing. En conséquence, tout bricoleur augmenté de la sorte deviendrait lui-même un marteau!
Avec sous les yeux pareil scénario futuriste, « évoluer » se présente sous un éclairage différent. Car le pouvoir a besoin d'outils encore plus sophistiqués, de travailleurs davantage performants. Et fusionner ces deux utilités, faciliterait les grands profits. De fait, les prothèses technologiques ne concernent pas l'évolution de l'homme, mais son recyclage absolu. Elles ont pour unique vocation de réguler la conformité des individus, de parachever leur ajustement à la société technico-mercantile en mouvement.
Pour réaliser au mieux son adéquation au système, chacun doit également se lancer dans une course sans trêve. Aussi, peu résisteront au dopage. Refuser l'outillage intégré à l'humain, serait s'exclure de toute embauche, avantager d'inévitables rivaux, choir dans la marginalité. Et ceux qui tourneraient le dos au « Progrès », n'auraient que ce qu'ils méritent. Selon le système en effet, nous sommes tous responsables de nos choix, de notre position sociale.
Le peu de liberté dont jouissent nos contemporains, dissimule un conditionnement des conduites. Or, demain, chez la plupart, ce minimum d'autonomie pourrait disparaître à jamais. Cela parce que l'hégémonie marchande phagocyterait les spécificités psychiques et corporelles, grâce à ses appareillages intrusifs. Une réelle politique de standardisation des personnes, laquelle interdirait pour toujours l'intériorité libératrice.

Ainsi s'exaucerait l'éternel voeu d'innombrables tyrans: soumettre des populations entières en enchaînant radicalement les consciences.

Gablou