Centre d'Étude du Futur

            C'est un vieux sage qui m'avait raconté la fable. En ce temps-là, me disait-il, il y a très, très longtemps, le corps humain fonctionnait particulièrement mal. Certains de ses éléments voulaient imposer leur loi à l'ensemble. Et, pour régner tel un souverain sur ses sujets, chaque organe vital vantait ses mérites propres. Il fallait convaincre, afin de rallier une majorité à sa cause.

            Le cerveau bien sûr, possédait de bons arguments à faire valoir:
 
-  « Ces querelles pour l'hégémonie sont ridicules. C'est moi le chef, et ceci apparaît comme l'évidence même. Je pense pour vous tous, je ... » 

Il fut brusquement interrompu dans sa plaidoirie. Le cœur ne pouvait se retenir davantage, et criait à présent son indignation:


 
-  «  Tu penses, certes, mais telle une machine. Et personne ici n'apprécie la froideur de tes raisonnements. Le chef qu'il nous faut, c'est quelqu'un comme moi. Un meneur véritable qui provoque l'enthousiasme, qui propose un projet, qui dirige la collectivité vers un but élevé, qui donne du sens à la vie, qui ... »

Il dût s'arrêter car palpitant à grande vitesse, suffoquant d'émotion. Voyant cela, l'estomac en profita pour placer aussitôt sa harangue:

 
-  «  Les pensées, les sentiments, tout ça c'est bien beau! Mais les belles paroles ne suffisent pas à nourrir son homme. Or, je peux vous garantir ceci: avec moi à votre tête, vous ne manquerez de rien; jamais! 

Alors, il se tut, impérial, visiblement très satisfait de lui. Maintenant, il semblait attendre une ovation générale, voire des murmures approbateurs et respectueux en cascade. Cependant, les réactions de l'assemblée ne furent pas celles-là.

 

             En réalité, la trivialité de son propos ouvrait la porte à tous les « pourquoi pas moi ? ». De sorte que chacun s'égosillait à présent, proclamant son importance, réclamant son droit à l'hégémonie.
Dans ce tintamarre, on percevait évidemment l'auto-congratulation de la langue. Celle-ci, répétait en boucle qu'elle favorisait la communication avec les étrangers. Mais pareilles louanges devenaient rapidement inaudibles parce que submergées par les éloges concurrents. Et l'on reconnaissait pêle-mêle, le discours des yeux, rappelant qu'ils permettaient au corps de s'orienter; les jambes aussi, fières d'assurer la mobilité; les organes sexuels, ravis de procurer un plaisir intense; les poumons, se flattant de ravitailler l'organisme en oxygène; les bras, s'affirmant capables de porter les plus lourdes charges;...

             Comme à son habitude, le cerveau réfléchissait. Nullement déconcentré par le tapage ambiant, il évaluait ses chances d'accéder au commandement suprême. Et celles-ci s'avéraient  minces. Car tous ces égos surdimensionnés, jamais n'accepteraient les directives d'un  isolé se voulant patron. Il fallait donc partager le pouvoir. Or, le cœur se disait idéaliste mais était facilement influençable. Quant à l'estomac, il suffisait de lui promettre quelque bénéfice pour s'en faire un allié. En conséquence, la nouvelle stratégie cérébrale opta pour le triumvirat.

              Dès qu'ils furent mis au courant du projet, le cœur et l'estomac acquiescèrent aussitôt. Dès lors, c'est un trio soudé qui réclama le silence. Et tous obtempérèrent, mus par une soudaine curiosité. Aussi, en tant qu'initiateur de ce partenariat inédit, le cerveau pris la parole:
 
-  « Comme chacun peut le constater, nous sommes en plein chaos. Et ceci nous empêche d'accomplir les tâches essentielles à la survie. Il faut donc arrêter au plus vite cette avancée dans la voie suicidaire. Aussi, avec le cœur et l'estomac, avons-nous convenu d'un gouvernement de salut public. A nous trois, et pour le seul intérêt de tous, nous allons organiser efficacement le bon fonctionnement de chaque organe et...

Permettez... ». L'intervention provenait de l'intestin grêle. Celui-ci n'avait dit qu'un seul mot, mais déjà tout le monde riait. Et lorsqu'il bredouilla: « Cessons donc ces guerres intestines... », les rires redoublèrent d'intensité. En fait, cet involontaire et malheureux jeu de mot lui ôtait tout crédit et déclenchait à présent les moqueries.

 

                        ***

            La famille des intestins, elle, ne participait pas à l'hilarité générale. Aux côtés de leur parent honteusement raillé, le colon, le rectum et l'anus affichaient une froideur de marbre.
Depuis toujours, la collectivité manifestait envers eux un mépris certain. Ces besognes dont ils s'acquittaient quotidiennement, jugées « indignes », leur valaient une mise à l'écart permanente. Pour les autres, « intestin » signifiait « paria ». Et aujourd'hui, avec pareils sarcasmes, on les répudiait de manière radicale.

C'était là une blessure de trop. Leur ressentiment parvenait à son comble. Aussi, et d'un commun accord, ces viscères tant humiliées cessèrent brusquement toute activité.

            Une semaine après ce déclenchement de la grève, le corps était malade. Tous les organes dépérissaient. Même le cerveau, n'arrivait plus à penser de façon correcte. Celui-ci avait bien essayé de fléchir la parentèle intestinale. Mais, ses arguments firent long feu. Car son analyse de la situation manquait de clairvoyance.
Il croyait se trouver en présence d'un chantage, alors que ce dernier n'existait pas. Les intestins ne désiraient nullement l'exercice du pouvoir. Jamais dès lors, ils n'exerceraient l'une ou l'autre pression pour l'obtenir. En vérité, la crise s'avérait nettement plus tragique.

Accumulés au fil du temps, sourires entendus, remarques désobligeantes, paroles condescendantes, produisaient en finale une réaction morbide. Le clan intestinal choisissait la mort, pour lui et les autres, comme ultime revanche aux vexations subies. A partir de maintenant, il toisait tout le monde avec dédain, grisé par une absurde et soudaine puissance.

Hélas, le cerveau ignorait tout de ce délire nihiliste. En tant qu'organe de grande notoriété, il ne pouvait comprendre ces mobiles douloureux qui animaient parfois les obscurs.

            Plusieurs jours s'écoulèrent encore. A présent, plus personne n'avait la force de palabrer. C'était donc le moment propice pour intervenir. Alors, les reins se manifestèrent.
Tous furent surpris. Ces deux jumeaux ne se mettaient jamais en avant. Pourtant, eux aussi possédaient cette faculté d'anéantir le corps. Et aujourd'hui, une telle prérogative suscitait l'attention.

Ils pouvaient provoquer la mort générale, de façon lente, continue, presque silencieuse. A tel point que certains les disaient sournois. En réalité, ils ne voulaient nuire à personne, cultivaient humilité et discrétion, respectaient chacun dans son originalité. Une attitude unique au sein de l'organisme; ce qui en décontenançait plus d'un. Mais, cette manière d'être leur valait également la sympathie des intestins...

            Très vite, leur exposé à deux voix séduisit l'assemblée:
 
-  « Quand l'estomac crie famine et que les yeux découvrent de quoi manger, la bouche se  met à saliver, le suc gastrique à se répandre, le foie à produire de la bile. La vue a donc communiqué un renseignement. Et celui-ci, est aussitôt décodé. Ce qui permet une réponse rapide et adéquate.

 
-  La douleur aussi, correspond à un signal. Elle exprime le cri d'alarme d'un élément corporel en difficulté.

 
-  Pourquoi dès lors, gêner pareils processus salutaires? Pourquoi créer des entraves au va-et-vient des messages?

 
-  C'est pourtant dans cette voie que certains veulent nous entraîner. A cause de leur arrivisme, l'information ne circulera plus librement. Désormais, elle se verra filtrée par quelques ambitieux, voire retenue par l'un ou l'autre échelon hiérarchique!

 
-  Il convient au contraire, d'échanger dans une confiance absolue, en toute transparence, d'égal à égal. L'équivalence des conditions est donc indispensable.

 
-  D'autre part, il nous faut conserver une totale liberté d'initiative. Ceci pour réagir à tous stimuli, promptement, sans passer par des intermédiaires.

 
-  En l'absence de tels impératifs, le corps ne peut espérer survivre bien longtemps. Dès lors,  crions-le avec force: les chefs constituent pour nous tous une menace!

             Ces paroles convaincantes alliaient l'instinct de conservation au bon sens. Aussi, une multitude de « C'est bien vrai! », de « Je suis d'accord! », de « Personne ne doit commander! », émanait à présent du monde des organes. Il y eu même des applaudissements... en provenance des intestins! Ces derniers oubliaient subitement leurs griefs, car portés par un enthousiasme revigorant. Ils se passionnaient pour cette révolution en marche, parce qu'assurés d'y trouver leur place.
La cause semblait entendue, sauf que le cerveau envisageait une dernière tentative. Certes, son aura semblait maintenant bien terne. D'abord, il n'avait pas prévu cette fronde intestinale. Ensuite, la résolution du problème se faisait sans lui. Mais, il croyait toujours à sa supériorité intellectuelle. Et, bien entendu, celle-ci méritait récompense.

C'est avec semblables convictions qu'il s'exprima de nouveau:

 
-  « Dans une organisation aussi complexe que la nôtre, une planification s'impose absolument. Sinon, chacun agira dans son coin, pour son propre compte. Finalement, c'est une confusion magistrale qui s'établira, laquelle fera périr l'organisme. Nous devons donc mettre en place ce minimum d'autorité indispensable. »

                         ***

            Tous se tournaient vers les reins, guettant une réaction appropriée. Et cette riposte ne se fit pas attendre. L'un après l'autre, la paire d'alter ego développa sa pensée, dans un duo complice:
 
-  « Il suffit de regarder le ciel pour constater que tu te trompes.

 
-  Dans notre système solaire, des distances immuables séparent les planètes. Celles-ci ne se heurtent jamais, malgré certains mouvements, rotations, trajectoires.

 
-  D'ailleurs, le cosmos tout entier bouge constamment. Un immense remue-ménage, lequel  se meut d'une heureuse façon. D'autant qu'il perdure depuis des milliards d'années!

 
-  Or, qui programme cette gigantesque mécanique céleste? Personne! Qui organise l'Univers? Personne! Qui commande aux astres? Personne!

 
-  Dans ce désordre apparent, un agencement entre des amas de substances inorganiques s'accomplit. Alors que ne s'y trouve ni directives ni contraintes.

 
-  Ceci doit donc nous inspirer. Cependant, nous avons la possibilité de faire beaucoup mieux... »

            Les reins firent une courte pause, comme pour capter un surplus d'attention. Mais de ce côté-là, rien à craindre, l'auditoire attendait la suite avec impatience. Car tous pressentaient que les propos à venir seraient d'importance. De fait, aucun participant ne fut déçu:
 
- « Cette sorte d'autogestion cosmique, n'est pas le modèle parfait. Les matières inertes en effet, méconnaissent ce désir de vivre qui anime le corps humain.

 
-  Malheureusement, cet appétit pour la vie peut très bien se pervertir. Nous l'avons vu, nous l'avons vécu, la soif de reconnaissance sociale atteint parfois un seuil critique. Dans ce cas, elle  rejette cette coopération totale, pourtant indispensable au bien commun.

 
- Chez les hommes, pareille ambition transformerait certains d'entre eux en créatures narcissiques insatiables. Lesquelles s'empresseraient de dominer leurs semblables. On imagine sans peine les conséquences d'un tel égarement.

 
-  Tout pouvoir en effet tend vers l'abus. Dès lors, exploitations, esclavages, génocides, guerres, deviendraient le quotidien de l'Humanité. Une folie, qui culminerait avec l'anéantissement de l'espèce. L'emploi d'armes  suprêmes ou le saccage intégral de l'environnement, seraient alors les deux options suicidaires.

 
-  C'est pourquoi nous avons une mission sacrée à remplir. Et celle-ci s'énonce aisément: nous devons servir d'exemple! Tous libres et égaux afin d'œuvrer dans la concorde! Voilà le message qu'il faut offrir au monde! Et, voilà comment notre destin rejoindra le sublime... »

            Une telle envolée lyrique suscitait aussitôt le délire. L'adhésion générale se manifestait bruyamment. Acclamations et vivats, fusaient de partout.
Par la suite, après les effusions, chacun repris son travail en intériorisant de fermes résolutions. Dorénavant, toute idée de suprématie se dénoncerait comme tentation vénéneuse. Et le mot « chef » - cette grossièreté – disparaitrait à jamais du vocabulaire.

            Désormais apaisé, le petit monde des organes s'activait dans une joyeuse fraternité.              
Le cerveau, parfois, se reprochait les actions passées. Évacuer toute raison pour s'abandonner aux passions hégémoniques, lui semblait aujourd'hui vanité puérile. Et, il se jurait de ne plus sacrifier son esprit logique sur l'autel du désir.

Le cœur, lui aussi, reniait ses anciennes prétentions. Car c'est avec un bonheur certain qu'il envisageait cet avenir idéalisé par les reins. Séduit par la cause à défendre, il s'investissait pleinement dans l'organisation nouvelle.

Plus étonnant encore, l'estomac et sa métamorphose. L'égoïste avide et calculateur de jadis, cédait la place au camarade généreux. Tant sa manière de fonctionner, paraissait proche du don. Il avait même fait sienne une maxime chevaleresque:
« La noblesse est cette faculté de pouvoir agir contre son intérêt ». Et peut-être était-ce là, façon bien plus sage de se grandir... 

            C'est ainsi que le corps humain parvint à se fonder, tel qu'il existe actuellement. Soit un parangon d'équilibre, une harmonie, un chef-d'œuvre.
Avec pareille réussite sous les yeux, on aurait pu croire que les hommes atteindraient sans peine la Cité idéale. Hélas, la suite de l'histoire révèle un tout autre parcours...

 

                                                         La fable élitiste     

 

            « Le cerveau de l'Humanité »! En ce mois de janvier 1988, les journaux français appelaient ainsi l'événement.
Le Président François Mitterrand, venait d'inviter tous les lauréats d'un prix Nobel à se réunir à Paris. Et, 75 d'entre eux répondaient à l'appel. Ils se rassemblaient à présent au Palais de l'Elysée, pour un conclave à huis-clos.

Pendant quelques journées, il s'agissait de réfléchir aux grands problèmes du monde. Ceci afin de proposer des solutions pertinentes. Dans ce but, les savants se répartissaient entre plusieurs groupes de travail. Lesquels examineraient les menaces de guerre, la possibilité d'un désarmement général, le respect des droits de l'Homme, le développement des pays pauvres, la promotion des sciences et technologies, l'expansion de la culture, l'augmentation du bien-être sociétal.

Les participants s'enfermèrent donc, sans témoins, protégés de l'impatiente curiosité du public, à l'abri du harcèlement des journalistes.

            D'emblée, ces « Nations Unies de l'intelligence » minimisaient un enjeu majeur. Car la dégradation de l'écosystème et l'épuisement progressif des ressources, ne figuraient pas au programme officiel des débats. Pourtant, un avertissement solennel avait été lancé en 1972. Cette année-là, le Club de Rome et son rapport Meadows dénonçaient déjà les périls environnementaux. Mais c'est par une insignifiante mention que le symposium évoquerait finalement ce sujet vital.
Pour le reste, les sommités s'appliquèrent, échangeant des avis. Ensuite, après 4 jours d'intenses cogitations, elles délivrèrent leur message. Et là, stupéfaction! Cette montagne de quotients intellectuels supérieurs, accouchait d'une souris minuscule!

Certes, la prestigieuse assemblée formulait des recommandations sensées. Cependant, point de mesures originales, de projets ambitieux, de prévisions élaborées. De toute évidence, ici l'imagination n'avait pas sa place. De sorte qu'un groupe de lycéens âgés d'une quinzaine d'années, aurait pu conclure aussi bien.

            La déception fut à la mesure du battage médiatique préalable; c'est-à-dire, énorme. Dès lors, on ne s'attarda pas, chacun retourna rapidement à ses travaux, et ce fiasco sombra tout à fait dans l'oubli.
L''année suivante, l'énorme bloc soviétique se fissurait, pour voler aussitôt en éclats. Or, cette déflagration allait modifier radicalement la donne planétaire. Car la mondialisation qui s'ensuivit, transformerait bien des pays, révolutionnant leur politique, leur économie, leur culture, leurs mœurs, leur biotope.

Sur ce bouleversement, quelques esprits perspicaces s'étaient prononcés bien auparavant. Ceux-là, pressentaient depuis longtemps l'ébranlement à venir. Mais aucun des illustres intervenants au congrès parisien n'avait anticipé ces convulsions, ne les avait même pas seulement envisagées!

            Un comité d'experts ne peut résoudre toutes les difficultés des hommes. Il ne sait pas non plus, prévoir précisément leur futur. Parce que des comportements très divers animent l'espèce humaine. Ce qui perturbe nombre de savantes analyses.
Les manières de réagir s'avèrent multiples, les façons de raisonner également. Et, en général, on attribue une dizaine de formes à l'intelligence. Quoique certains accordent à ce phénomène de la pensée, une centaine de processus différents.

            La variété des intellects, semble reconnue par beaucoup. Par contre, rares sont ceux qui admettent les innombrables tournures que peut prendre la bêtise. Cette dernière pourtant, enrôle une toute aussi grande diversité.
Mieux encore: capacités mentales hors du commun et sottise insondable cohabitent parfois au sein d'une même personne. En réalité, nous sommes tous avisés dans l'un ou l'autre domaine, mais totalement stupides en maintes circonstances.

            Dissimuler sa part d'ânerie inévitable, devient impératif lorsqu'on se veut officiellement reconnu, catalogué, classifié « intelligent ». Dans ce cas, avouer ses insuffisances ferait tomber d'un piédestal. Ce serait là se priver d'une estime de ses pairs, du respect populaire pour tout penseur éminent, de la flatterie des puissants.
En outre, le pouvoir d'aujourd'hui célèbre les spécialistes. Il n'a plus besoin de héros ou de saints, mais récompense qui peut l'aider à s'enrichir. Dès lors, l'« élite » nouvelle intègre les diplômés des grandes écoles ainsi que maints talents divers. Une authentique coterie, apte à produire marchandises et services en pagaille, compétente pour générer le maximum d'argent. Et dans pareil milieu, nul n'avance sans un masque.

 

            Il y a donc ce mensonge: l'intérêt général requiert la tutelle d'une minorité particulièrement émérite. Or, une telle fable s'incarne sous différents avatars. Au fil des siècles en effet, défilent les castes religieuses, guerrières, marchandes, politiques. Lesquelles s'autoproclament  invariablement « fleuron de la société » ou « rassemblement des meilleurs ». A la fois inepte et valorisante, cette croyance chez quelques-uns sert aussi d'argument pour régenter tous les autres.
L'Histoire du monde dévoile alors les désastres suscités par ces classes dominantes. Non seulement elles n'ont pu conjurer guerres, massacres, esclavages, tortures, génocides,..., mais, le plus souvent, semblables malheurs proviennent de leurs aveuglement et soif de prestige.

            Il n'y a pas d'élite! Ou plutôt, celle-ci n'existe que dans la tête de ceux qui s'imaginent en faire partie. Et, maintenant plus que jamais, il faut le faire savoir. Car ce chemin où certains puits de science veulent à présent nous entraîner, n'est rien moins que l'extinction planifiée de l'espèce humaine...

 

                                                La fable transhumaniste

 

          Auguste Comte croyait au sens de l'histoire. Générations après générations, les hommes évolueraient ainsi vers la vérité, le savoir, le « mieux ».
Pour aller de l'avant, selon lui, la société doit d'abord quitter la période de l' « enfance ». Soit, abandonner toute forme de religion. Mais, si l'humanité veut progresser davantage, il lui faut encore se débarrasser d'une deuxième chimère. Cette nouvelle stagnation, baptisée « adolescence », réunit les univers politiques ainsi que philosophiques. Et le rejet de ces dernières illusions, conduit en finale au but recherché: le stade « adulte ».

En résumé, la connaissance authentique découle des seuls faits observés. Alors que, par leur imaginaire spéculatif, prêtres, idéalistes et philosophes abusent le peuple. Les scientifiques doivent donc gouverner, pour le plus grand bien de tous.

            Cette théorie comtienne, influença fortement la seconde moitié du 19ème siècle. Dans le monde occidental de l'époque, beaucoup s'inclinaient devant la pensée « positivement vraie ». D'autant que l'esprit scientiste se confortait grâce à des inventions technologiques incessantes. Le chemin de fer, l'électricité, le télégraphe, la photographie, les progrès médicaux, la dynamite, le perfectionnement des armes à feu,... en émerveillaient plus d'un.
C'est à partir de là que l'Europe se rêva lumière dans la nuit. Et son ambition devint celle d'obliger les peuples « primitifs » à rejoindre la modernité. Il fallait protéger les « sauvages » contre eux-mêmes, éradiquer leurs « superstitions », les précipiter dans la rationalité, la civilisation, l'évolution. Alors, avec l'aide d'un tel alibi, les Européens colonisèrent entièrement la planète.

            La science énonce ce qui est. Dès lors, lui faire dire ce qui devrait être, revient à la dénaturer. Et son objectivité s'évapore, aussitôt qu'elle promet un paradis terrestre ou préconise le règne d'une minorité « éclairée ». On retrouve ici l'idéologie, la croyance, l'espérance propre aux religions.
Décrire le réel, dire le vrai, déconstruit toute fiction à l'origine des préjugés, intolérances, fanatismes. En principe donc, la science authentique apparaît comme un solide contre-pouvoir. Cependant, elle avance à grandes enjambées, tandis que la sagesse des hommes progresse à petits pas. Or le mal à présent, vient de ce décalage. Car, peu à peu, la démarche scientifique prend toute la place, étouffe les autres appels à se vouloir humain.

            Uniquement forgée par l'hémisphère gauche du cerveau, une logique hypertrophiée méprise ce qui résiste à ses analyses. Et la raison technicienne se présente aujourd'hui en monopole de l'intelligence. Le scientisme d'autrefois récidive, sous sa forme technologique.
Ceux qui détiennent le savoir utilitaire se moquent des idéaux. Pourtant, ces derniers encadrent les pulsions, leur donnent une forme, des limites, des interdits. Contrairement à l'animal, l'homme ne vit pas selon ses seuls instincts. Il est cet être inachevé, en perpétuel devenir, toujours à réaliser. Sans balises, l'être humain ne peut s'accomplir, se trouve en complet désarroi, à la merci d'une animalité première.

Dès l'école, l'esprit d'abstraction s'attache au palpable, au précis, au quantifiable. Aussi, tout ce qui s'avère indéterminé, subtil ou intuitif, lui paraît suspect. Erigé en système de pensée, ce doute systématique alors se répand, se généralise. De sorte qu'il entreprend d'évacuer nos plus beaux espoirs. Mais quand les dieux nous quittent, reste cette voracité de la nature sans frein.

            Le Transhumanisme est cette doctrine inspirée par les théories d'Auguste Comte et le scepticisme contemporain. C'est un messianisme, annonçant moult lendemains radieux grâce à la technologie. Et, pour mieux nous convaincre de ce bonheur à venir, son discours s'adresse aux couches primaires de l'encéphale. Puisque les enseignements existentiels et leurs principes directeurs ne motivent plus grand monde, entraîner les foules se réalise en stimulant le cerveau reptilien de chacun.

            L'instinct de conservation sera le premier à se voir attisé. La peur de la mort en effet, constitue l'arme absolue pour subjuguer les consciences. De fait, vivre très longtemps représente un argument irrésistible. Cette longévité, dont la durée devrait excéder 150, 200 ou même 300 ans, fascinera sans aucun doute bien des gens.
Le racolage se poursuit avec l'instinct sexuel. Nombre de femmes aspirent à l'éternel printemps, se voudraient durablement jeunes et jolies. De toute évidence, celles-là prendront au sérieux l'illusion transhumaniste. Quant aux hommes, beaucoup donneront leur adhésion pour peu qu'on leur assure une sexualité perpétuellement performante.

L'instinct territorial, également appelé « instinct de possession », nous fait dire « C'est chez moi, c'est à moi! ». Converti par l'actuelle société en lancinant appât du gain, il se voit à son tour convoqué par la cause transformiste. Car, avec des capacités mentales et physiques considérablement accrues, concevoir, fabriquer, vendre, deviendront jeux d'enfants. Accepter les « améliorations » permettrait donc de s'enrichir facilement.

Modifié lui aussi par le mercantilisme ambiant, l'instinct de dominance dégénère en narcissisme exalté. Dès lors, vanter la toute-puissance d'un homme-machine suscitera des adeptes en pagaille. En outre, ces « moi », foncièrement égocentriques, rejetteront tout ce qui n'est pas eux. Par conséquent, ils se réjouiront de pouvoir se reproduire à l'identique grâce au clonage. 

            On deviendrait des mutants. A cette fin, serait fortifié l'enfermement instinctuel, pour mieux programmer l'homme par la technoscience. Ce projet s'appuie donc sur deux conditionnements. Et ceux-ci éliminent toute part de libre-arbitre, ainsi que ce travail sur soi qui seul nous rend humain.
L'utopie transhumaniste se veut récit persuasif. Mais elle dénomme « progrès » ce qui empêche de progresser, baptise « évolution » ce qui invite à régresser. Et puisqu'elle se fonde sur l'animalité, pareille fable est assurément bête.

            Le scientisme d'Auguste Comte n'aurait pu prospérer dans la société du 19ème siècle. L'ordre patriarcal de cette époque, ne pouvait écorner démesurément ses valeurs religieuses, politiques, philosophiques. En revanche, le régime économique d'aujourd'hui récuse les disciplines morales traditionnelles. Se débarrasser de telles entraves, augmente ses bénéfices. Parce que sans ces inhibitions, le système marchand nous plonge dans le diktat du désir insatiable.
Le pouvoir politique actuel, constitue l'autre allié du transhumanisme. En fait, nos politiciens agissent en « ambitieux liquides », se coulent selon les formes prises par l'électorat. Or, nombre d'électeurs sont eux-mêmes dépourvus de fortes convictions, dépouillés de toute profondeur, affligés d'un surmoi anémique. De sorte que l'on gouverne au gré des émotions, des inquiétudes, des convoitises. Et cette absence d'armature idéologique, se révèle un idéal terreau pour le mutationnisme.

            Il y a peu de dictatures de par le monde. Cependant, ne s'y trouve aucune démocratie véritable. En réalité, nous subissons la loi d'une oligarchie. Presque partout en effet, s'établit la gouvernance d'une « élite ». Laquelle se dit, comme toujours, compétente pour décider du sort de tous.
C'est ainsi que technoscientistes, démagogues, capitalistes, œuvrent de concert pour imposer leurs desseins aux populations. Ou, si l'on préfère une image, le cerveau, le cœur et l'estomac, recherchent l'hégémonie. Soit un trio qui aspire à diriger l'organisme, c'est-à-dire le corps social dans son entièreté.

Seul le divers peut contrer cette menace. Les décisions importantes exigent un débat populaire. Toutes les pensées, sensibilités, croyances, doivent donc s'exprimer sur l'agora.

Sans cela, une intelligence particulière et sa bêtise annexe nous pousseront vers l'abîme. Car l'on tuera le vivant par un saccage intégral de l'environnement, on éradiquera l'homo sapiens au profit du cyborg.

                                                                                    Gablou