Centre d'Étude du Futur

C'est en Angleterre que se développa une pensée des plus originales, mais aussi des plus funestes pour l'appréhension totale et intégrale de l'existence humaine. L'ensemble de la pensée occidentale en sera marquée à jamais jusqu'à nos jours où l'on assiste à une véritable britanisation de la pensée à l'échelle planétaire.

Ce mode de pensée débuta à l'automne du Moyen-Âge avec deux grandes figures marquantes et déterminantes pour la pensée britannique. Comme l'écrit Bernard Cottret dans son Histoire de l'Angleterre : "La philosophie médiévale avait emprunté, en particulier à Oxford, une voie originale : l'influence d'Aristote, celle de saint Thomas d'Aquin y avaient été tempérées par tout un courant critique, auquel on associe les noms de Duns Scot et de Guillaume d'Ockham. Le Docteur subtil, ainsi que l'on surnomma Duns Scot, se livra à une évaluation du rôle de la raison spéculative, en subordonnant celle-ci à la pratique (...). Ce pragmatisme allait peser d'un poids déterminant sur toute la tradition intellectuelle anglaise, tout comme le nominalisme auquel on associe cette-fois le nom de Guillaume d'Ockham."[1]

 

Bien que Jean Duns Scot développe une métaphysique et une théologie extrêmement subtile et complexe (d'où son surnom de Docteur subtile) où la raison joue un rôle majeur, comme durant tout le Moyen-Âge, il n'en demeure pas moins que pour lui la pensée spéculative, ou l'intellect, ne peut atteindre Dieu. Seule la volonté, faculté de l'Amour, peut le connaître. Comme l'a très bien exprimé le pape Benoît XVI, "le primat de la volonté met en lumière le fait que Dieu est avant tout charité. Cette charité, cet amour, Duns Scot en tient compte lorsqu'il veut reconduire la théologie à une unique expression, c'est-à-dire à la théologie pratique."[2] Aussi pour lui, la Théologie est plus affaire de pratique et d'amour que de pure spéculation.

Ce tournant pragmatique, ou la soumission de la raison spéculative à la réalité pratique, sera la marque spécifique de la pensée anglo-saxonne qui va se différencier de plus en plus de la pensée continentale. Cette particularité britannique se remarque déjà au XVIème siècle, chez le théologien et politicien anglais, canonisé en 1935, saint Thomas More. Alors que Erasme, son contemporain et ami hollandais, compose pour lui une Éloge de la folie (1511) lors de son séjour chez lui, en Angleterre, faisant montre, sur le mode de l'humour, d'une réelle profondeur spéculative à l'endroit de la folie, incluant la folie de la croix, le saint anglais écrira, en réponse à cette Éloge, une fiction, Utopie (1516), où il se livre à une description détaillée d'une organisation, éminemment pragmatique, de la cité idéale qu'il nomme Utopia (origine du terme "utopie" en français). Lire les deux œuvres l'une à la suite de l'autre donne une idée assez saisissante de la disparité des modes de pensée dès le XVIème siècle.

La même différence se constate également au XVIIème siècle, entre le philosophe anglais Francis Bacon qui, dans sa Nouvelle Atlantide (parue post-mortem 1627), met en exergue la société idéale, fondée sur l'organisation pragmatique d'une société régie par la Science et pour la Science, et son contemporain français René Descartes développant une pensée métaphysique, et donc spéculative, dans son Discours de la méthode (1637). Dans cette œuvre de renouvellement de la métaphysique occidentale, Descartes met en évidence une manière nouvelle de comprendre le monde, fondée sur le doute hyperbolique des données sensorielles, afin de reconstruire le réel, par étapes successives, sur des connaissances certaines : d'abord celle de l’existence de l'âme, puis celle de Dieu qui fonde, en définitive, la connaissance certaine du monde matériel que le doute hyperbolique avait tout d'abord déconstruit.

Cette sensibilité de l'outre-Manche aux résultats concrets et à la résolution pratique des problèmes de la vie, explique sans doute la raison pour laquelle c'est en Angleterre, et non sur le Continent, que débuta la Révolution industrielle, dès la fin du XVIIIème siècle. Elle culminera dans le pragmatisme philosophique américain fondé en 1878 par Charles Sanders Peirce (1839 – 1914) où n'est considéré comme vrai que la réussite pratique. Toute vérité est mesurée à l'aune de la pratique et de la réussite d'une action. Rien n'existe en dehors de celle-ci. Et c'est précisément cette pensée pragmatique et pratique qui tend à s'imposer de par le monde : au niveau politique, économique et social.

Cela s'est produit d'abord à la faveur de l'économie de marché et la consommation de masse (XXème siècle) où l'on nous prédisait l'éradication de la pauvreté et de la faim dans le monde, puis, à l'heure actuelle, par la révolution numérique et le transhumanisme où l'on nous prédit la fin des malades génétiques et, in fine, du vieillissement et de la mort. C'est l'aboutissement ultime du pragmatisme anglo-saxon : la résolution des problèmes humains, politiques, sociaux et sanitaires, se cherche exclusivement sur le terrain des résultats concrets, du pragmatisme. Ce qui est vrai et bon pour l'homme est ce qui lui procure concrètement, matériellement, le bien-être et le confort. Aucune réflexion métaphysique, encore moins spirituelle, n'est engagée dans ce genre de pensée. Seule les solutions techniques sont envisagées et encouragées.

Nous sommes passés de la raison spéculative, motivée par la quête du sens (finalité et signification du monde), au pragmatisme déterminé par la résolution technique des problèmes (comment ça marche ?). Nous délaissons l'épistémé (la question du sens) en faveur de la technè (la question technique). Ce changement paradigmatique est en route et nous ne mesurons pas encore l'ampleur des conséquences d'une telle mutation, surtout pour les religions qui sont d'abord, comme vous le savez, des "réservoirs" de sens et non de techniques.

Mais une chose est certaine, avant d'avoir tué la mort, la britanisation de la pensée aura tué la pensée elle-même. On le constate dès aujourd'hui. Il devient de plus en plus difficile d'exposer une idée sans être aussitôt obligé de l'illustrer par un exemple dit "concret" ! La pensée spéculative cède le pas à la pensée concrète, l'idéologie à la pratique, les idées aux faits ! Dans ces conditions, doit-on s'étonner que l'homme de Science prenne le pas sur le Philosophe et davantage encore sur le Théologien ? On assiste à la paresse de la pensée, incapable de s'élever au-dessus de la matérialité des faits. C'est ainsi que la plupart des ingénieurs du numérique, de la Silicon Valley, ne réfléchissent absolument pas aux conséquences politiques, sociales et anthropologiques de leurs recherches. Et quand ils parlent du monde futur, leur vision de l'avenir relève d'une véritable régression infantile narcissique, d'un point de vue psychologique, et d'une pensée spéculative dramatiquement embryonnaire, pour ne pas dire nulle.

Le tournant pragmatique initié par Duns Scot au XIVème siècle a accouché, quelque sept siècles après, de la pensée concrète, où l'on réduit la raison spéculative à l'efficacité pratique, la vérité aux faits empiriques. Dans les siècles qui viennent, nous serons certainement en mesure de comprendre "comment" nous fonctionnons, mais nous risquons fort d'oublier "pourquoi" et "pour quelle raison" nous vivons ! Ce réductionnisme de la pensée, initié en Angleterre, est ce que j'ai nommé la britanisation de la pensée auquel nous assistons à l'échelle planétaire.

Mais cette britanisation de la pensée prépare le lit, à mon sens, à son opposé, par compensation psychique, qui est le renouveau mystique prédit par André Malraux. L'Orient jouera alors un rôle important, avec cependant un autre écueil, à tout le moins pour le Christianisme, celui d'une orientalisation, voire d'une indianisation de la pensée qu'il nous faudra aussi suivre de près... Quoi qu'il en soit, le Dalaï Lama a raison lorsqu'il affirme: "Selon ma vision, il existe de nombreux degrés de subtilité de conscience, et la science ne s'est penchée que sur les niveaux ordinaires. Ainsi, la science n'a tout simplement pas découvert les états les plus subtils, qui sont cruciaux dans les enseignements bouddhistes, et le simple fait de ne pas pouvoir trouver n'est pas suffisant pour nier."[3] Il ne s'agit en rien d'une augmentation de QI, mesure fictive d'un niveau ordinaire de conscience, mais d'une évolution de la conscience vers d'autres niveaux de subtilités qui seront, on peut le penser, l'avenir de l'espèce Humaine.

 

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[1] Cottret, B. (2011), Histoire de l'Angleterre. De Guillaume de Conquérant à nos jours, Paris : Editions Tallendier, p. 141.
[2] Benoît XVI (2008), John Duns Scot. Lettre apostolique (http://nouvl.evangelisation.free.fr/benoit16_john_duns_scot.htm, consulté le 10 novembre 2017)
[3] Dalaï Lama, cité par Jean-Jacques Charbonnier dans Les preuves scientifiques de la vie après la vie, Paris : J'ai lu, 2014, p. 133.