Centre d'Étude du Futur

Charles Darwin (1809-1882) et l’évolutionnisme

 

Très tôt, Charles Darwin se signala par ses qualités d’observateur et sa passion pour la collection[1]. Élève très moyen, faisant même la honte de son père Robert Darwin[2], il ne dut sa réussite professionnelle qu’à ses qualités personnelles et à la rencontre avec le professeur Henslow, professeur de botanique à Cambridge, qui orienta de manière décisive sa carrière scientifique[3]. Ce qui devait marquer le jeune étudiant était sa « vaste connaissance en botanique, entomologie, chimie, minéralogie et géologie », mais également, et peut-être davantage encore, le fait qu’« il aimait par-dessus tout tirer des conclusions à partir d’observations minutieuses étalées sur une longue période de temps. »[4] C’est de la même manière que procèdera Charles Darwin dans ses propres recherches. En outre, c’est le Pr Henslow qui l’informa que «le capitaine FitzRoy souhaitait céder une partie de sa propre cabine à un jeune volontaire désireux de participer, comme naturaliste et sans traitement, au voyage du Beagle »[5] du 27 décembre 1831 au 2 octobre 1836. Il fut donc à l’origine de l’expédition autour du monde qui devait être décisive dans la future carrière scientifique du jeune chercheur et devait faire de lui le père de la théorie de « l’évolution des espèces » et de « la sélection naturelle. »

À partir de son retour de voyage, et à cause d’une santé très précaire[6], Darwin se voua entièrement à son travail scientifique[7]. Cependant, ce n’est à partir de 1854 qu’il se consacra plus spécialement à l’étude de la transmutation des espèces[8]. Appliquant le principe baconien de recueillir « des faits sans aucune théorie préconçue »[9], il conçut progressivement sa théorie de l’évolution, à la suite de la lecture de Malthus sur la Population[10]. Et de commenter, « comme j’étais bien placé pour apprécier l’omniprésence de la lutte pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations sur les habitudes des animaux et des plantes, l’idée me vint tout à coup que, dans ces circonstances, les variations  favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être éliminées. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc enfin trouvé une théorie sur laquelle travailler ; mais je craignais tant les éventuelles incompréhensions que je me décidai à n’en pas écrire la moindre esquisse. En juin 1842, je m’accordai pour la première fois, la satisfaction de rédiger au crayon un très bref résumé de ma théorie en 35 pages ; puis je l’augmentai, pendant l’été 1844, jusqu’à 230 pages, que j’ai soigneusement copiées et que je possède encore. »[11] Néanmoins, la question de la diversification des caractères d’une même espèce quand celle-ci commence à se modifier n’avait pas encore trouvé de solution. Et c’est de manière impromptue que celle-ci « se présenta à moi, dit Darwin (…). La solution, je crois, est la suivante : la descendance modifiée de toutes les formes dominantes et en extension tend à s’adapter à des situations nombreuses et toujours plus diversifiées dans l’économie de la nature. »[12] De ce travail de traitement des données et de leur théorisation naquit, en 1859, l’œuvre principal de Darwin, L’origine des espèces qui, « malgré d’importantes additions et corrections dans les éditions ultérieures, (…) n’a pas changé sur le fond. »[13]

En définitive, la théorie de l’évolution des espèces et de la sélection naturelle signifie d’une part, qu’une chaîne généalogique interrompue relie tous les membres d’une même espèce, nonobstant leurs caractères divergents[14], d’autre part, leur diversification est affaire d’adaptation à l’environnement et de sélection des caractères les plus propices à leur survie[15], mais aussi à leur amélioration. Celle-ci « conduit inévitablement à un progrès graduel de l’organisation de la plupart des êtres vivants à la surface du globe. »[16]

Dans La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), la seconde œuvre majeure de Darwin, ce progrès est également envisagé pour l’évolution de l’homme, et en cela nous voyons la parenté avec Condorcet. Il affirme en effet, « la sélection lui permettrait (…) de faire quelque chose de favorable non seulement pour la constitution physique de ses enfants, mais aussi pour leurs qualités intellectuelles et morales. » Et Buican de commenter : «  D’où résulte que Darwin regardait, parfois avec un certain optimisme, la possibilité d’une évolution future de l’homme. »[17] Et dans son Autobiographie, l’auteur confirme : « Pour qui croit comme moi que l’homme, dans un avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que ce qu’il est actuellement, il est intolérable de le penser condamné, comme tous les êtres sensibles, à l’annihilation complète après une aussi lente et immémoriale marche vers le progrès. A ceux qui croient à l’immortalité de l’âme, la destruction de notre monde n’apparaît pas si terrible. »[18]

Par conséquent, la théorie de l’évolution et de la sélection, concernant l’humain, ne regarde pas uniquement en amont du processus évolutif, mais s’oriente également en aval, en son développement futur. C’est bien dans cette perspective d’avenir ouverte par la théorie de l’évolution que s’inscrivent les thèses transhumanistes qui découlent en droite ligne de la profession de foi darwinienne où le salut de l’homme est à trouver, non plus dans une hypothétique et improbable immortalité de l’âme, mais dans la sauvegarde de ce monde, entendez la réalité matérielle et physique. Les affirmations se succèdent et se précisent de plus en plus. Le fondement philosophico-scientifique se met en place et se consolide. Il ne manque plus que les possibilités techniques pour opérer le grand saut espéré par nos auteurs étudiés. Cela devait survenir en ce début de XXème siècle avec l’œuvre de Norbert Wiener : la Cybernétique.

 

Marie-Pravin ERTZ.

 

[1]              « Un trait significatif de l’enfance de Darwin, c’est sa passion de collectionneur : il ramasse et amasse des insectes, des coquilles, des œufs d’oiseaux, des pierres, des médailles, des timbres… » (Buican, D. [1987], Darwin et le darwinisme, dans Que sais-je ?, Vendôme : PUF, p. 6)

[2]              Celui-ci lui dit un jour : « Tu ne t’occupes que de chasse, de chiens et d’attraper des rats : tu feras ton malheur et celui de ta famille. » (Darwin, C. [2011], Autobiographie, Lonrai : Seuil, p. 29.)

[3]              « Je n’ai pas encore mentionné une circonstance qui, plus qu’aucune autre, influença toute ma carrière. Il s’agit de mon amitié avec le Pr. Henslow. » (Darwin, C. [2011], ibid., p. 62).

[4]              Darwin, C. (2011), ibid., p. 62.

[5]              Darwin, C. (2011), ibid., p. 69.

[6]                      [6] « Les causes de la maladie de Darwin ne sont pas véritablement élucidées. Une hypothèse plausible est qu’il aurait contracté la maladie de Chagas, pendant son séjour en Argentine, à cause de la piqûre d’une punaise Benchura, agent qui transmet la maladie. » (Buican, D. [1987], ibid., p. 18).

[7]                      [7] « Mon principal plaisir et ma seule occupation dans la vie a été le travail scientifique ; et l’exaltation qu’il provoque en moi me fait oublier pour un moment, et parfois totalement, mes malaises quotidiens. » (Darwin, C. [2011], ibid., p. 108-109).

[8]                      [8] « À partir de septembre 1854, je consacrais tout mon temps à réorganiser mes innombrables notes, ainsi qu’à multiplier observations et expériences en relation avec la transmutation des espèces. Au cours du voyage du Beagle, j’avais été profondément impressionné premièrement en découvrant, dans les sédiments, de la pampa, de grands animaux fossiles couverts d’une armure semblable à celle des tatous actuels ; deuxièmement par la manière dont des animaux étroitement apparentés se succèdent et se substituent les uns aux autres quand on avance vers le sud du continent ; et troisièmement par le type nettement sud-américain de la plupart des espèces de l’archipel des Galapagos, et plus spécialement par la manière dont elles diffèrent légèrement d’une île à l’autre, bien qu’aucune des îles ne paraissent très ancienne du point de vue géologique. » (Darwin, C. [2011], ibid., p. 111).

[9]                      [9] Darwin, C. (2011), ibid., p. 112.

[10]                    [10] « En effet, la thèse sociologique de Malthus, tant controversée dans le passé comme de nos jours, stipulait l’existence d’une ‘tendance constante qui se manifeste chez tous les êtres vivants à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur disposition (…) Le défaut de place et de nourriture fait périr dans ces (…) règnes ce qui naît au-delà des limites assignées à chaque espèce. De plus les animaux sont réciproquement la proie les uns des autres.’» (Buican, D. [1987], ibid., p. 32-33).

[11]                    [11] Darwin, C. (2011), ibid., p. 112-113.

[12]                    [12] Darwin, C. (2011), ibid., p. 113.

[13]                    [13] Darwin, C. (2011), ibid., p. 115.

[14]                    [14] « Comme tous les êtres organisés éteints et récents qui ont vécu peuvent se grouper sous un petit nombre de grandes classes, et que dans chacune d’elles tous, d’après notre théorie, ont été reliés entre eux par une série de fines gradations, le meilleur arrangement et le seul possible qu’on en pût faire, si nos collections étaient complètes, serait généalogique : la descendance étant le lien caché de connexion que les naturalistes ont cherché sous le nom de Système naturel. Nous pouvons par ces considérations comprendre pourquoi, aux yeux de la plupart des observateurs, la conformation de l’embryon est même plus importante, pour la classification, que celle de l’adulte. » (Darwin, C. cité par Buican, D. [1987], ibid., p. 46-47).

[15]                    [15] « La sélection naturelle agit exclusivement par la conservation et l’accumulation des variations qui sont avantageuses à chaque être, dans les conditions organiques et inorganiques auxquelles il peut être exposé à chaque période successive de sa vie, et a pour résultat final une amélioration toujours croissante de l’être relativement à ces conditions. » (Darwin, C., cité par Buican, D. [1987], ibid., p. 51).

[16]                    [16] Darwin, C., cité par Buican, D. (1987), ibid., p. 51-52.

[17]                    [17] Buican, D. (1987), ibid., p. 70.

[18]                    [18] Darwin, C. (2011), ibid., p. 88.