Centre d'Étude du Futur

Comme nous l’avons compris des précédents articles, le transhumanisme se signale par une confiance singulière, une foi indéfectible, dans les vertus et la toute-puissance de la technologie. Rappelons-nous l’affirmation sans ambages de cet industriel retraité, rencontré en novembre dernier, lors du colloque « Transvision 2014 » à Paris : « On a déjà tout essayé dans l’histoire de l’humanité et tout a échoué : les religions, les philosophies, les politiques. Rien n’a pu empêcher les guerres et les injustices dans notre monde. Or nous avons la possibilité, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de changer l’homme et d’être maître de notre destin ! » D’instrument d’exploitation du monde, dans une vision moderniste cartésienne, à un outil de transformation de l’Homme, dans une visée transhumaniste, la technologie est en passe de devenir, pour nombre de nos contemporains, l’unique voie de salut pour notre humanité en perdition, incapable de réfréner ses passions et de se hisser à la hauteur de ses prétentions, de ses idéaux. Pour éviter ce « clash » international inéluctable (politique, économique, social, environnemental), sans pour autant modifier notre être-au-monde consumériste, jouisseurs invétérés nous sommes prêts à opérer insidieusement la transition d’une « technophilie » vers une « technolâtrie ». Faisant fi du travail personnel lent et laborieux, inhérent à toute évolution psycho-spirituelle, nous sacrifions à la « Technique », sur l’Autel de la Science matérialiste, notre responsabilité dans la maitrise de soi et dans notre propre destinée. Ce fait radicalement neuf dans toute l’histoire de l’évolution humaine, où, de simple « moyen d’exploitation », la technique se mue en « idole » à laquelle nous sacrifions notre part d’Humanité la plus noble (le principe de responsabilité), augure d’un changement sociétal dans notre rapport à l’outil qu’il nous faut aujourd’hui interroger.

Nous connaissons tous l’affirmation selon laquelle « le développement technologique du XXème a considérablement amélioré notre vie ». Et nous sommes tous d’accord pour saluer les avancées indéniables des sciences depuis la révolution industrielle du XIXème siècle et pour nous réjouir des nombreuses implications qu’ont eues ces connaissances nouvelles en matière de santé, de conditions de travail, de niveau général de vie. Nous pouvons dire, sans nous tromper, que la science a grandement contribué à augmenter la qualité de notre existence et n’a cessé de repousser au loin les limites de notre nature humaine. C’est sur ce terreau des résultats impressionnants, autant qu’inattendus, de la science matérialiste qu’a germé progressivement l’idée d’une éradication totale de la finitude humaine à laquelle nous nous étions habitués au point d’en faire notre propre définition : l’homme est un être de finitude, affirmaient les philosophes à une époque pas si lointaine, limité dans sa dimension spatiale (géographiquement) et temporelle (la fin de vie). Ainsi la technologie de plus en plus intrusive, omniprésente dans notre quotidienneté la plus banale (achat, communication, mobilité,…), a pour vocation principale aujourd’hui de pallier, de se substituer à toutes nos limites biologiques désormais comprises comme une entrave insupportable à notre épanouissement personnel et la réalisation plénière de notre vie, voire à notre survie. La technologie a amélioré et est destinée à améliorer encore davantage nos existences.

Face à cette déferlante technologique, qui n’est pas prête de s’arrêter, il vaudrait la peine de se poser une question toute simple, que d’aucuns pourraient juger étrange, mais qui a le mérite de remettre la technologie à sa juste place : Lorsque nous affirmons que « la technologie améliore notre vie », en fait, de quelle « vie » s’agit-il ? De quoi parle-t-on ?

Vous savez qu’il est des langues où les niveaux de vie sont bien distingués. Ainsi, en grec ancien (langue de nos Évangiles), il existe 3 termes qui sont traduits par le mot « vie » en français : bios (la vie matérielle), psychè (la vie psychique) et Zoé (la vie divine). Reprenons notre question et appliquons-là à chaque niveau de vie : Quelle est la « vie » que la technologie améliore ? La Zoé (la vie divine) ? C’est fort peu probable ! On ne peut, en effet, améliorer le divin qui subsiste en soi et se meut dans la perfection ou la plénitude d’Être. En outre, les avancées technologiques ne semblent pas avoir favorisé de manière significative le développement de la vie spirituelle de l’homme « industrialisé ». Au contraire, force est de constater une réelle « carence » en ce domaine dans les régions du monde où la technique est la plus développée. D’autres l’ont souligné avant moi, je ne m’y attarderai pas.

Serait-ce alors la psychè (la vie psychique) ? Pas davantage. On aurait pourtant espérer que l’introduction des machines dans le monde du travail permettrait aux salariés de disposer de plus de temps pour se ressourcer, se cultiver, s’adonner à des tâches familiales ou d’utilité publique. On aurait espérer une technologie qui permette l’épanouissement psychique des individus. Or, force est aussi de constater que cette entrée massive de la technologie a produit des effets pervers : pertes d’emplois, précarité, stress au travail (l’homme se situant dans un rapport de concurrence avec la machine). On ne compte plus le nombre de dépressions, de burn-out, de suicides même, occasionnés par la culture de la performance et du rendement directement inspirée de l’idéologie technologique. Le travailleur semble avoir perdu son « humanité » pour devenir un simple « outil de travail », un « moyen de production », au même titre que les machines. Par ailleurs, il semble que les nouvelles technologies de l’information et de la communication augmentent le narcissisme et amenuisent la frontière entre le virtuel et le réel, ce qui problématise grandement le « principe de réalité », fondement de la structuration du Moi. Les chercheurs en psychologie constatent effectivement un glissement des pathologies contemporaines de la névrose en direction des psychoses (confusion du réel et du virtuel sur le mode hallucinatoire) et du narcissisme (fragilité dans la construction identitaire).

Et le bios ? La technologie améliore-t-elle la vie matérielle ? A court terme, c’est indéniable, nous l’avons souligné : on ne peut que constater l’évolution impressionnante de la vie matérielle durant tout le XXème siècle. Mais à long terme, est-ce si évident ? La pollution des nappes phréatiques, la pollution de l’air, le réchauffement climatique, les déchets et accidents nucléaires, l’épuisement des ressources naturelles (notamment l’eau)… Ne devons-nous pas faire le même constat : la vie biologique, elle aussi, est aujourd’hui menacée par la technologie dans sa prétention à abolir toute limite ?

Mais alors ? Que reste-t-il de notre affirmation première, « la technologie améliore notre vie » ? Notre enthousiasme ne s’en trouve-t-il pas quelque peu refroidi ? En effet. Et de conclure par le constat suivant : la performance technologique a suscité une culture de « l’intolérance à la frustration », symptôme psycho-pathologique s’il en est, qui explique et justifie toutes nos dérives comportementales tant à l’égard d’autrui qu’à l’égard de la Nature. Mais ce qui me paraît encore le plus étrange dans toute cette histoire, c’est que nous avons décidé de résoudre les problèmes suscités par la technologie par ENCORE PLUS de technologies, jusqu’à être prêts à modifier les organismes vivants : OGM et bientôt HGM (Humains Génétiquement Modifiés) !

Ceci me semble être la preuve patente d’un double oubli lourds de conséquence : l’oubli que la pensée (vie psychique et spirituelle) a la fonction et la capacité de dominer la matière, et d’autre part, l’oubli des multiples niveaux de vie (vie psychique et vie spirituelle) en l’homme qui ne peut en aucune manière être réduit à son corps (vie matérielle). Ce sont ces deux oublis qui sont au fondement du projet transhumaniste qui pourrait bien être le symptôme d’un profond désespoir à l’endroit de l’homme puisque désormais il est considéré comme incapable de prendre ses responsabilités, de canaliser ses pulsions, de sublimer ses passions, de supporter ses frustrations, sans le support de technologies invasives comme la génétique, la nanotechnologie ou les implants numériques.

Comment est-on arrivé à un tel désespoir, à une telle méconnaissance de la profondeur du cœur de l’homme ? Comment le monde est-il devenu soudain si plat, si simple, si maîtrisable ? Comment a pu émerger ce projet de « déconstruire » l’homme pour le « repenser », le « reconstruire » technologiquement ? Pour comprendre cela, je vous propose de revisiter, dans les prochains articles, les racines de la pensée occidentale, depuis l’avènement de la Modernité jusqu’à nos jours. Entreprise quelque peu fastidieuse, il est vrai, mais combien nécessaire à l’heure actuelle pour prendre la mesure de la dérive de la pensée occidentale (et surtout américaine !) depuis l’avènement de la « Révolution copernicienne », initiée en science cosmologique par Nicolas Copernic (1473-1543), mais qui, en philosophie, est le fait de René Descartes (1596-1650) dont le projet n’est autre qu’une déconstruction systématique de nos connaissances et plus encore de nos évidences. Nous le verrons bientôt.


P. Marie-Pravin ERTZ.