Centre d'Étude du Futur

Srî Aurobindo ou le « Posthumanisme Supramental »

 

Le grand mérite du Transhumanisme est de forcer l’Homme à s’interroger, à frais nouveaux, sur sa nature, sa destinée, et sa responsabilité dans son devenir. Il avait cru, jusqu’à présent, pouvoir définitivement se ranger dans la catégorie des « êtres de finitude », sans s’interroger sur l’instance qui, en lui, le définit ainsi et l’enchaîne aux limites spatio-temporelles de la matière et de la raison pure, quand elle ne l’identifie pas simplement à un animal politique, à peine plus évolué que son cousin, le grand singe. Mais voici que le Transhumanisme, à la faveur du progrès technologique et de la révolution NBIC, reconduit l’esprit de l’homme à ses attentes les plus folles et ses espérances les plus anciennes, comme celle de se faire l’égal de Dieu ou celle d’une éternité corporelle possible, comme dans l’épopée de Gilgamesh ou dans le dogme chrétien de la Résurrection de la chair. Tendu asymptotiquement vers cet Absolu, l’homme n’a eu de cesse, tout au long de son Histoire, de faire « descendre » au sein même la matière cette Idée suprasensible, en des rites et des organisations sociales censés s’ajuster au plus près de cette Intuition première, de nature transcendantale.

Mais qu’est-ce donc cette intuition fondamentale, cette exigence première de la pensée humaine, que ni la raison pure, ni le développement exponentiel de la Science Moderne, n’ont pu éradiquer de l’esprit de l’homme ? Nul ne le sait. Et nul ne le prend réellement au sérieux, si ce n’est pour le critique et évoquer immédiatement l’hybris grecque. Pourtant, comme le signalait Gilbert Hottois, le processus d’hominisation est traversé par un « vecteur d’abhumanité » qui préside à son déploiement et son évolution. Il se présente comme une dynamique interne à l’Humain qui oriente son devenir vers une « sortie » de sa finitude, en direction d’une Humanité « plus qu’humaine », un « trans-humain », un « post-humain ».

C’est en ce sens que le transhumanisme nous oblige à reconsidérer la notion de « finitude » pour notre Humanité et à réintégrer cette Idée folle d’une éternité possible, même pour la Matière. Mais force est de constater qu’il n’est que peu de philosophes en Occident, et même de théologiens pourtant familiers de l’idée de la Résurrection de la Chair, pour prendre au sérieux cette Idée qui pourrait être, en définitive, une authentique révélation de la nature même de la Matière et de sa destinée ultime. Revisiter cette hypothèse fondamentalement chrétienne et la présenter comme l’ultime alternative plausible à la visée transhumaniste, voilà ce qui me semble impératif pour notre temps. Car il est inimaginable que l’Homme reste en l’état dans les siècles et millénaires à venir. Son évolution se poursuivra inéluctablement. Il nous faut donc penser son devenir.

Afin de repenser cette thèse chrétienne, nous allons faire un détour par l’Inde et découvrir un penseur, Srî Aurobindo, qui partage une thèse assez semblable. Ce que l’Occident chrétien n’ose plus penser, enfermé dans le paradigme matérialiste, l’Inde mystique le pressent dans son expérience et sa réflexion spirituelle. Pour le comprendre, il nous faudra d’abord considérer très succinctement les différents yogas de la tradition hindoue dont Aurobindo fera la synthèse. Ensuite, nous présenterons ce que l’auteur appelle l’Être Supramental, et que j’ai nommé « le Posthumain Supramental ». Enfin, nous terminerons par quelques remarques en forme de conclusion.

 

1. Les différents yogas védantiques

 

Il existe différents types de yoga dans la tradition védique, chacun correspondant à un mode particulier de rapport au monde fondé sur une dimension spécifique de la nature humaine. Ainsi, lorsque son rapport au monde privilégie la faculté de la volonté et de l’action en ce monde, le sujet s’orientera vers le yoga des œuvres ou le karmayoga, enseigné notamment dans la Bhagavâd Gîtâ, un des plus importants textes sacrés hindous. Par contre, lorsque son rapport au monde se situe dans un rapport spirituel au créé, sur un mode émotionnel ou amoureux, la personne s’orientera vers le yoga de la dévotion ou la bhaktiyoga. Si l'homme désire se rapporter au monde sur le mode de la connaissance, fruit de la faculté de l’Entendement, il développera le yoga de la connaissance ou la jnanayoga. Lorsque la visée du yogi est exclusivement physique, corporelle, il s’orientera vers le hatayoga, la pratique physique de relaxation, de respirations, de postures,... C'est la forme principale de yoga que connaît l'Occident. Mais comme le précise Van Vrekhem, "le hatayoga, (...), est la forme de yoga la plus limitée et la moins spirituelle parce qu'elle vise exclusivement à la perfection de l'adhara"[1], c'est-à-dire la dimension physique de l'être. Un tel sujet peut faire du hatayoga sans être inquiété quant à son idéologie peut-être trop égocentrique, pour ne pas dire égolâtrique, ne visant que le développement personnel et le bien-être immédiat. Ce qui ne signifie pas que le Hatayoga ne puisse inclure une dimension spirituelle. Mais il doit alors introduire des éléments des autres disciplines du yoga. Il existe ensuite le rajayoga, qui est le yoga de Pantajali qui vise la libération des renaissances et qui est "probablement la méthode de yoga la plus répandue en Inde, qui a, de manière organique, intégré des éléments des autres yogas dans un ensemble efficace et est accessible à la plus grande diversité d'aspirants spirituels."[2] Enfin le "tantrayoga" propose une voie de libération (mukti) par l'intégration de la Puissance créatrice du monde, la Shakti, la Mère universelle.

La finalité de tous ces yogas védantiques semble toujours échapper à ce monde d'illusion, ou à tout le moins impermanant, pour atteindre l’Être suprême caché éternel et immuable, le Purusha, par la voie du "Nirvana" où l'âme, renonçant au monde, s'unit au Tout en se fondant en Lui. Tel ne sera pas la visée du yoga intégral d’Aurobindo.

 

2. Le « yoga intégral » de Sri Aurobindo ou le dépassement des autres yogas

 

Le yoga intégral de Sri Aurobindo n'est pas une négation des autres formes de yoga. Au contraire, on accède à ce yoga intégral par l'intégration de tous ces yoga. Le dépassement se fonde d'abord sur une synthèse où s'unissent les voies de la volonté (karmayoga), de la connaissance (jnanayoga) et de l'amour (bhaktiyoga). Aurobindo disait en effet, "la volonté, la connaissance et l'amour sont les trois pouvoirs divins dans la nature humaine et dans la vie de l'homme ; ils indiquent donc les trois voies par lesquelles l'âme humaine peut s'élever au Divin. L'intégralité des trois pouvoirs, l'union de l'homme et de Dieu en chacun des trois, doit être, par conséquent... le fondement d'un yoga intégral."[3] Le travail spirituel d'Aurobindo, et de celle qu'il appelait "la Mère" (Mirra Alfassa, sa collaboratrice franco-égyptienne), comme incarnation (Avatar) de la Force Divine créatrice (c'est elle en effet qui mettra en œuvre et organisera la pratique du yoga intégral dans la Communauté d'Auroville dont elle sera la fondatrice), leur travail spirituel consistait donc à parcourir tous les yogas, en les intégrant et les dépassant systématiquement. Il s'agissait d'une œuvre d'une extrême difficulté, comme Aurobindo le laisse à entendre : "(...) le Guide du Chemin dans un travail comme le nôtre ne doit pas seulement faire descendre et représenter et incarner le Divin, mais représenter aussi l'élément ascendant dans l'humanité et porter à plein le fardeau de l'humanité et en en faisant l'expérience, non pas dans un simple jeu ou Lila mais cruellement pour de bon, supporter toute l'obstruction, la difficulté, l'opposition, et le labeur frustré, entravé, et seulement peu à peu victorieux, qui sont possibles sur le Chemin." Et Van Vrekhem de commenter : "Leur découverte du Monde Nouveau étaient la conséquence d'une connaissance et d'une expérience intégrale de l'ancien. Ils ne pouvaient bâtir que sur une synthèse intégrale de ce qui existait pour concrétiser le sens profond de l'évolution en eux-mêmes et chez les autres."[4] Il devenait clair pour Aurobindo et la Mère que le sens de leur existence sur terre était de préparer l'avènement d'une nouvelle étape de l'évolution humaine. Et cela devait se produire en trois phases décrites comme suit par Van Vrekhem :

"Leur yoga, travail ou développement – comme il nous plaira de l'appeler – consistait donc en ce qui suit : 1. l'identification complète à leur nature divine ; 2. la réalisation en eux-mêmes de leur conscience divine d'une façon dynamique (le yoga au-delà des yogas existants), pour rendre cette conscience active dans le monde ; 3. Incarner eux-mêmes progressivement cette conscience divine, d'abord au niveau mental, puis vital, et finalement matériel. Le résultat de tout cela devait être qu'une espèce divine, succédant à l'être humain actuel, habiterait la terre et que le Royaume de Dieu ne serait plus une promesse ou un rêve, mais une réalité dépassant nos plus hautes espérances."[5] Et de citer Aurobindo : "Alors le long labeur de la Nature s'achèvera par un couronnement justificateur." Et le mot clé de ce processus d'ouverture totale à l'Être Divin, du Yoga intégral (le Pournayoga) de Sri Aurobindo, est l'Abandon, le total don de soi, comme acte de collaboration de l'homme à cette œuvre qui dépasse infiniment ses simples capacités humaines. Et en une expression que saint Jean de la Croix n'aurait pas renier, le mystique hindou affirme : "Si nous voulons être libres en l'Esprit, si nous ne voulons être soumis qu'à la seule Vérité suprême, nous devons abandonner l'idée que nos lois mentales ou morales engagent l'Infini, ou qu'il y a quoi que ce soit d'absolu, ou d'éternel, ou de sacro-saint, dans nos règles de conduite actuelles, même les plus hautes."[6]

Cette affirmation nouvelle d'une Divinité qui prend chair en notre humanité, augurant de l'avènement d'une espèce nouvelle d'Homme, voilà qui pouvait surprendre et susciter parmi ses proches disciples une authentique prudence. Aurobindo pouvait alors arguer : "Cela a l'air d'une folie, mais toutes les choses nouvelles ont toujours paru des folies avant qu'elles ne deviennent des réalités... Et puisque nous sommes tous ici pour des raisons peut-être inconnues de la plupart d'entre vous, mais enfin qui sont des raisons très conscientes, nous pouvons nous proposer l'accomplissement de cette folie-là, au moins cela vaudra la peine d'être vécu."[7] Et de poursuivre dans la même lancée : "Les traditions du passé sont très grandes à leur place, dans le passé, mais je ne vois pas pourquoi nous devrions simplement les répéter sans aller plus loin. Dans le développement spirituel de la conscience sur terre le grand passé devrait être suivi par un plus grand futur."[8] C'est donc dans un souci de dépassement de la tradition hindoue et, selon Aurobindo, de toutes les spiritualités passées (ce qui est plus discutable comme nous le verrons dans la suite), que le mystique hindou intuitionne une descente de Dieu dans la Matière et c'est précisément en cela que son yoga se distingue de ses prédécesseurs.

 

- Les différences avec les yogas traditionnels:

D'abord il est clair que la finalité de ce yoga intégral n'est plus de passer de ce monde au Nirvana, dans un élan ascensionnel visant exclusivement la réalité supra-cosmique, mais de modifier les conditions de vie terrestre de l'Homme, y compris sa dimension corporelle, comme finalité de l'acte de création originel. Comme le dit Van Vrekhem, "ici, l'ascension est le premier pas, mais c'est un moyen pour la descente. C'est la descente de la nouvelle conscience atteinte par l'ascension qui est la marque et le sceau de la sadhana (la pratique ascétique) ; (...) ici l'objectif est le divin accomplissement de la vie."[9]

Ensuite, la démarche ne concerne pas que l'individu, cheminant isolément, sans impact réel sur les autres existences, comme dans les yogas traditionnels, mais elle inclu l'ensemble de l'Humanité, visant une évolution de l'Essence humaine elle-même. Car "la chose à acquérir (...) est l'introduction d'un Pouvoir de Conscience (le Supramental) pas encore organisé  ou directement actif dans la nature terrestre, même dans la vie spirituelle, mais qui reste à organiser et à rendre directement actif."[10]

Enfin, il s'agit d'une nouvelle méthode pour parvenir au changement total et intégral de la conscience et de la nature. Les autres yogas ne visant pas un tel but, aucune méthode antérieure ne suffit à cette démarche : "Je n'ai pas trouvé cette méthode (en tant qu'elle forme un tout) ou quoi que ce soit qui lui ressemble, professé ou réalisé dans les anciens yogas. Si c'était le cas, je n'aurais pas perdu mon temps à frayer une route et ce pendant trente ans de recherche et de création intérieure, quand j'aurais pu presser le pas en toute sécurité vers mon but, en un petit galop facile, sur des chemins déjà jalonnés, tracés, parfaitement cartographiés, macadamisés, et désormais sûrs et publics. Notre yoga ne consiste pas à fouler d'anciennes avenues : c'est une aventure spirituelle."[11]

 

Rien d'étonnant à ce que ses disciples aient considéré Aurobindo et la Mère comme des Avatars venus pour accélérer l'évolution humaine. "Ils devaient faire faire à l'évolution un gigantesque bond vers avant ; ils devaient tout intégrer en eux-mêmes afin de le transformer ; pour être en mesure d'activer le Pouvoir supramental divin dans la substance terrestre, ils devaient non seulement l'avoir dans leur champ d'action, mais aussi être capable de le manifester à chaque niveau de leur personnalité en accord avec les conditions particulières de ce niveau. (...) La Mère a dit que rien n'est réellement fait aussi longtemps que tout n'est pas fait, et que si tout ne change pas, rien ne change"[12], reprenant en d'autres termes ce que Aurobindo affirmait : "le yoga est une évolution consciente, une évolution concentrée et rapide de l'être... il peut effectuer en une seule vie ce qui, laissé aux seuls moyens de la Nature, prendrait peut-être des siècles ou des millénaires, ou plusieurs centaines de vies." Il s'agit de la récapitulation de toute la Création en l'Avatar qui, par son action, fait évoluer l'ensemble de la création. "Car toutes les parties de la vie humaine doivent être embrassées par l'Esprit ; non seulement la vie intellectuelle, esthétique, éthique, mais aussi la vie dynamique, vitale, et physique, et, par suite, ils n'auront de mépris ni d'aversion pour aucun des niveaux de notre être ni aucune des activités qui en jaillissent, mais ils insisteront sur une changement dans l'esprit et une transmutation de la forme."[13] C'est dans ce sens qu'il faut comprendre l'adage d'Aurobindo, "toute la vie est yoga", toute la vie de l'homme, en toutes ses composantes, est appelée à s'unir à Dieu.

Telle était la mission à laquelle Aurobindo se sentait appelé, pour le bien de l’Humanité entière. "Ma mission dans la vie, disait-il, est de faire descendre le Supramental dans le Mental, la Vie et le Corps."[14] Et de poursuivre dans On Himself : "Je n'ai nullement l'intention d'accomplir le Supramental pour moi-même seulement – je ne fais rien pour moi-même, car je n'ai personnellement besoin de rien, ni du salut (moksha), ni de la supramentalisation. Si je cherche la supramentalisation, c'est parce que c'est une chose qui doit être faite pour la conscience terrestre et si elle n'est pas faite en moi-même, elle ne peut pas être faite chez d'autres."[15]

 

3. Du "Surhomme" au « Posthumain Supramental"

 

Nous voyons donc que le yoga intégral de Sri Aurobindo est une pratique spirituelle qui vise à s'unir spirituellement au Supramental pour le faire descendre, dans un second temps, dans la réalité humaine jusque dans sa dimension matérielle, corporelle. Cette descente du Supramental en l'homme matériel provoquera l'avènement d'abord du « Surhomme » puis de « l'être Supramental » sur terre, que l’on pourrait tout aussi bien appeler « Posthumain Supramental ». De quoi s'agit-il ?

Le Surhomme sera un homme en possession du Supramental (intermédiaire entre les facultés supérieures de l'homme, son Mental, et la réalité Divine ultime d'Existence-Conscience-Béatitude, Sat-Chit-Ananda). En d'autres termes, le Surhomme aura déjà une conscience divinisée, vivant dans une union de volonté Divine, mais qui "naîtra encore de l'union sexuelle de ses parents" et apparaissant "probablement en de nombreuses variantes."[16] En revanche, "l'être Supramental" sera un être divin jusque dans son corps. Il sera l'incarnation d'un être "dans la forme raffinée de matière (...) appartenant aux mondes supramentaux types, matérialisée selon un procédé occulte qui n'est pas encore connu.[17]" Comprenez : le Posthumain Supramental ne naîtra plus d'une union sexuelle. Au Ciel, on ne se marie plus et l'on ne conçoit plus à la manière des être humains terrestres.

C'est à partir des années 1950 que cette distinction s'est imposée à Sri Aurobindo avec l'idée d'une cohabitation entre différentes espèces d'humains, un peu comme l'Homo Sapiens de l'Afrique centrale a cohabité pendant un certain temps avec l'Homme de Neandertal de nos régions européennes. Quand cela se fera-t-il ? Sri Aurobindo de répondre :

"L'âge spirituel sera prêt à s'instaurer quand le mental collectif de l'homme commencera à s'éveiller à ces trois vérités : divinité, liberté, unité, et qu'il sera mû ou désirera être mû par ce triple Esprit ou cet Esprit triple-en-un. Ce sera le signe que le cycle du développement social que nous avons examiné, quittera la ronde de ses répétitions incomplètes pour s'engager vers le but sur une nouvelle ligne ascendante."[18]

 

4. Remarques en forme de conclusion

 

L'avènement de l’être Supramental, selon Aurobindo, n'est pas sans rappeler le dogme chrétien de la Résurrection de la chair du Credo de Nicée-Constantinople. En effet, la Résurrection est comprise de la même manière, à la suite de la première lettre de saint Paul aux chrétiens de Corinthe, comme le passage d'un corps animal (psychique) à un corps spirituel (pneumatique). Il dit en effet : "il est semé corps animal, il ressuscite corps spirituel. S'il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel" (1 Co 15, 44). Et cette métamorphose de l'homme passant du "corps animal", avec les tendances de la Chair (les désirs et pulsions psychiques), en "corps spirituel" (où domine désormais la Vie Divine) sera le fait, comme le dit encore saint Paul aux chrétiens de Rome, de l'action du Saint Esprit présent en son corps de baptisé : "Et si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous" (Rm 8, 11).

En d'autres termes, là où nombre de théologiens catholiques interprètent de manière symbolique cet énoncé dogmatique de la foi en la résurrection de la chair, Aurobindo y voit l'avènement inéluctable du Dessein Divin pour notre Humanité. Car nul ne pourra échapper à cette destinée humaine inscrite au cœur de l'acte de Création depuis la fondation du monde. C'est cette Force Divine qui transit la matière depuis ses premières réalisations jusqu'à l'Homo Sapiens où émerge un conscience mentale capable de s'ouvrir à la Conscience Supramentale, à la dynamique de l'Être Divin qui se donne et le transforme au même moment.

Mais si  Aurobindo et la Mère ont eu ce mérite de prendre au sérieux cette donnée chrétienne de la métamorphose de l'homme jusque dans sa corporéité, dogme chrétien qu'ils ne pouvaient ignorer, ayant été tout deux éduqués en Occident au sein d'une culture judéo-chrétienne,  ils ont eu la naïveté de croire que leur propre travail spirituel serait à même de réaliser cette œuvre résurrectionnelle titanesque. Ils se sont sentis investis de cette mission de faire descendre le Supramental dans la Nature humaine, dans un oubli total (ou un déni ?) de l’œuvre du Christ qui, bien avant, et le premier, a porté sur lui le poids de la destinée humaine et la divinisation de l'homme jusque dans sa chair. Ils ont cru être les accélérateurs d'une œuvre qui n'avait jamais été réalisée, selon eux. Mais force est de constater que ni Aurobindo ni la Mère n’étant pas « ressuscités », ils n'ont pu Supramentaliser leur chair, contrairement à ce qu'ils ont pourtant cru et affirmé eux-mêmes. Aurobindo disait en effet à son disciple Nirodbaran qui s'étonnait de la lenteur du processus : "Qu'est-ce qui aurait satisfait votre mental rationnel – 3 ans ? 3 mois ? 3 semaines ? Considérant que par l'évolution ordinaire cela n'aurait pu être fait, même à la vitesse d'express de la Nature, en moins de 3000 ans, et aurait ordinairement pris entre 30.000 et 300.000 ans, le passage de 30 ans n'est peut-être pas trop lent." Et Van Vrekhem de commenter : "Sri Aurobindo écrivait cela en 1936, au moment où après 30 ans de sadhana il pensait que la manifestation du Supramental était imminente."[19] Alors que le Christ avait réalisé ce passage, cette Pâque, en une trentaine d'année, le décès, sans métamorphose des corps, des deux Avatars fut pour l'Ashram qu'ils avaient fondé un choc terrible et une désillusion cruelle. C'est que leur mort fut un véritable échec et le désaveu manifeste et factuel de leurs paroles prophétiques. Non qu'en leur fond leurs prophéties soient une erreur notoire, mais la réalisation personnelle et la voie proposée ne semblent pas être à la hauteur de leurs promesses.

Seule la greffe de nos âmes sur l'Être du Christ, comme le sarment à la Vigne, peut porter ce fruit merveilleux de la transformation de la vie humaine en une Vie Divine, de l'être humain en un Être Divinisé. La Divinisation de l'Homme, en sa chair comprise, est d'abord une révélation chrétienne. Car le Christ, Verbe de Dieu, se faisant homme a récapitulé dans sa Chair l'ensemble du genre Humain (passé, présent et futur), ce que voulait précisément réaliser Aurobindo dans son yoga intégral. Et la Résurrection du Christ est l'unique promesse assurée d'une élévation de l'espèce humaine en une espèce Divine, transie d'Esprit-Saint jusque dans la Matière mystérieusement transfigurée, ressuscitée.

En définitive, force est de constater que les intuitions d’Aurobindo furent une étonnante réactualisation de l’unique nouveauté radicale du Christianisme, à savoir la Divinisation de l’Homme jusque dans son corps,  ce que l’on nomme la Résurrection de la chair. Cependant, de manière factuelle et historique, on ne peut nier que seul le Christ a dévoiler pleinement cette sublime Vérité dévoilant, par sa Pâque, la destinée ultime de l’Homme : accueillir, jusque dans son corps, la Vie Divine !

 

[1]Van Vrekhem, G. (2012), Au delà de l’espèce humaine. La vie et l’oeuvre de Sri Aurobindo et de la Mère, Stichting Aurofonds, p. 145.

[2]Ibid.

[3]Aurobindo, la synthèse des Yogas, Cité par Van Vrekhem, ibid., p. 146.

[4]Ibid., p. 147.

[5]Ibid., pp. 147-148.

[6]Aurobindo, La synthèse des Yogas, cité par Van Vrekhem, Ibid., p. 149.

[7]Aurobindo, Entretiens, cité par Van Vrekhem, ibid., p. 151.

[8]Aurobindo, On Himself, cité par Van Vrekhem, ibid., p. 151.

[9]Van Vrekhem, G., ibid., p. 152.

[10]Ibid.

[11]Aurobindo, Letters on Yoga, cité par Van Vrekhem, p. 152.

[12]Van Vrekhem, ibid., pp. 152-153.

[13]Aurobindo, Le cycle humain, Paris : Ed Buchet Chastel, p. 413 (Cette oeuvre rassembles plusieurs articles d'Aurobindo parus dans la revue philosophique indienne Arya entre le 15 août 1915 et le 15 juillet 1918).

[14]Aurobindo, Evening Talks, cité par Vn Vrekhem, op. cit., p. 155.

[15]Aurobindo, On Himself, cité par Van Vrekhem, ibid., pp. 155-156.

[16]Van Vrekhem, G., ibid., pp. 311-312.

[17]Ibid., p. 312.

[18]Ibid., p. 402.

[19]Van Vrekhem, G., op.cit., pp. 153-154.