Centre d'Étude du Futur

Nous terminions notre dernier article en nous demandant comment avait pu émerger, dans l’histoire de la pensée occidentale, le projet de « déconstruire » l’homme et, corrélativement, la volonté de le « reconstruire » par la technologie. Comment l’homme est-il devenu pour lui-même une simple « machine » dont la mécanique peut être réparée, voire, dans un avenir relativement proche, augmentée ? Comment la complexité de l’homme a-t-elle pu être à ce point réduite et simplifiée ? Et j’avançais l’hypothèse que l’origine de cette pensée se trouvait chez le philosophe René Descartes (1596-1650). C’est ce que je me propose de vérifier avec vous dans cet article.

Il est des évènements dans la vie d’un homme qui marque à jamais le cours de son histoire. Et lorsque ces évènements ont une portée collective, elle peut engendrer une révolution radicale du mode de pensée, signe avant-coureur d’une nouvelle ère culturelle. Tel fut certainement le cas de « l’affaire Galilée », ce scientifique italien condamné par le tribunal ecclésiastique de Rome en 1633 pour avoir ratifié empiriquement et mathématiquement le nouveau modèle cosmologique de Nicolas Copernic (1473-1543) : l’héliocentrisme. Cette révolution copernicienne destituait la Terre de sa position centrale dans l’Univers et remettait en cause la vérité des Saintes Écritures1 de même que le statut hégémonique de l’homme au sein de la Création : la Terre n’étant plus le « centre » de la Création, comment l’homme pouvait-il en être le « sommet », image et ressemblance de Dieu ?

C’est à cette même date, 1633, que René Descartes s’apprêtait à publier son traité sur Le Monde ou traité de la Lumière. La nouvelle de la condamnation de Galilée par l’Église le fit craindre pour sa propre personne, le mathématicien et philosophe français aboutissant aux mêmes conclusions que son collègue italien. Homme de foi, profondément respectueux de l’autorité de l’Église catholique, il renonça à sa publication, mais ne pouvait cependant ratifier intellectuellement la décision de Rome. On peut penser que cet évènement aura suscité en lui un profond conflit de loyauté et réactivé les frustrations de sa jeunesse à l’égard de l’enseignement classique dispensé par les collèges catholiques et l’Église en général. En effet, au sortir du Collège jésuite de La Flèche (1604-1612), il avait déjà le sentiment de n’avoir acquis aucune «(…) connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie ». Cela lui fit croire « qu’il n’y avait aucune science dans le monde qui fût telle qu’on lui avait fait espérer » (Baillet, p. 17-18). Il n’aura de cesse, l’affaire Galilée le renforçant, de combler cette lacune et de fonder une science certaine et indubitable que l’on nommera « la nouvelle philosophie » en opposition à la philosophie officielle aristotélicienne et thomiste. C’est à sa prudence naturelle et à sa foi sincère que Descartes doit de ne jamais s’être opposé ouvertement à l’Église, mais d’avoir initié une méthode nouvelle, analytique, pour conduire la pensée de manière droite et atteindre les vérités claires et distinctes comme celles que nous livre les Mathématiques, modèle de toute connaissance.

Le Discours de la méthode (1637) fut ainsi la première œuvre qui parut après l’affaire Galilée, en lieu et place du traité sur Le Monde (2, et constitue, selon nous, la réponse du philosophe français à la condamnation de la science moderne par l’Église catholique. Mettant le premier en pratique sa Méthode, Descartes nous en partage le fruit dans le Discours de la Méthode, alors que dans les Méditations métaphysiques (1ère publication en 1641 sous le titre de Meditationes de prima philosophia), cette Méthode se présente comme une voie initiatique, un exercice spirituel en six jours, sur le modèle des Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola (1491-1556) qu’il devait bien connaître. Ainsi, la méthode analytique, conçue comme un exercice spirituel de purification de l’esprit, est à l’origine de la séparation philosophique des Sciences matérialistes et du discours théologique. C’est ce qu’il affirmera dans les « Principes de la philosophie » (1644) faisant suite aux Méditations métaphysiques : « (…) pour ce qui est des vérités dont la Théologie ne se mêle point, il n’y aurait pas d’apparence qu’un homme qui veut être philosophe reçut pour vrai ce qu’il n’a point connu être tel, et qu’il aimât mieux se fier à ses sens, c’est-à-dire aux jugements inconscients de son enfance, qu’à sa raison, lorsqu’il est en état de la bien conduire. » Et Guy Durandin de noter : « Cette séparation de la science et de la théologie, où seul régnait le critère de l’autorité et non celui de l’évidence rationnelle, était la condition du progrès des sciences. Descartes n’a pas pardonné aux théologiens d’avoir condamné Galilée. » (Durandin, G, 2009, p. 98, note 1). Mais quelle est cette Méthode qui a initié une telle révolution dans la pensée occidentale ? C’est ce qu’il nous faut à présent considérer.

La Méthode cartésienne consiste en fait en une « déconstruction », puis une « reconstruction » de la réalité. Elle comporte quatre préceptes aussi simples qu’efficaces : 1) « (…) ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention (préjugés, jugements non démontrés) » ; 2) « (…) diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. » ; 3) « (…) conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés (…) » ; 4) « (…) faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. » (DM, deuxième partie, p. 25).

Le premier précepte conduisit Descartes à mettre en doute toutes ses connaissances, en priorité celles issues des ses sens, mais aussi celles provenant de son esprit : les démonstrations géométriques, les pensées, etc. Descartes se demandait si tout cela était bien réel. N’était-il pas occupé à dormir et à rêver tout cela ? C’est ce qu’on appelle le doute hyperbolique cartésien. C’est la phase « déconstructive » où toutes nos évidences s’estompent. Or si l’on se défait de toutes nos données sensorielles et de toutes nos pensées, que reste-t-il ? Une seule chose : la certitude de la réalité de mon existence en tant que sujet pensant. Car, « (…) pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. » (DM, quatrième partie, p. 38).

Voici donc notre penseur parvenu au bout du doute hyperbolique et au premier principe indubitable de sa philosophie : la réalité de son existence. Car pour penser (ou se tromper, dirait St Augustin), il faut nécessairement exister. À partir de ce premier principe fondamental, le philosophe va « reconstruire » le réel, en commençant par la réhabilitation de son âme, en tant que « substance pensante » distincte du corps : « (…) je connu de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire, l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fut point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. » (DM, p. 38). Ainsi, le deuxième principe indubitable de la philosophie cartésienne est l’existence de l’âme, déduite par nécessité du premier principe. Parce que le sujet est un être pensant, son âme est par nature une « substance pensante » distincte du corps matériel parce que non lié à un espace, un lieu particulier (l’âme n’appartient pas à l’espace-temps).

Mais cette âme conçoit des idées bien étranges, des idées plus parfaites qu’elle-même, comme l’infini, l’éternité, en un mot : Dieu. Comment cela est-il possible ? Descartes répond : « puisque je connaissais quelques perfections que je n’avais point, je n’étais pas le seul être qui existât (…), il fallait de nécessité qu’il y en eût quelque autre plus parfait , duquel je dépendisse et duquel j’eusse acquis toute ce que j’avais. » (DM, p. 40). Ces idées de perfection, que je ne possède pas en moi-même, proviennent nécessairement d’un Être parfait qui les possède et en est la source. Mais si cet Être est parfait, et ici Descartes reprend l’argument ontologique de St Anselme, il doit nécessairement exister (puisque la non existence est une imperfection) : « revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise (…) et par conséquent, il est pour le moins aussi certain, que Dieu qui est cet Être parfait, est ou existe (…) » (DM, p. 41-42). C’est là le troisième principe indubitable de la philosophie cartésienne : l’existence nécessaire de Dieu en tant qu’Être parfait.

A partir de ce troisième principe, le monde extérieur, physique, va être réhabilité. En effet, Dieu étant le seul être parfait (Descartes est chrétien et donc monothéiste), il est le seul à jouir d’une parfaite liberté (la dépendance étant une imperfection). Tout le reste vit sous sa dépendance et son bon vouloir. Or toutes mes idées (en ce comprises les vérités mathématiques) provenant du bon vouloir de Dieu ne peuvent être que vraies, dans la mesure toutefois où elles sont claires et distinctes. Car Dieu, la Perfection en acte, ne peut s’ingénier à me tromper et à faire en sorte que les lois mathématiques que découvre mon esprit ne renvoient pas à un monde physique réellement existant (la tromperie étant une imperfection). Ainsi c’est par le truchement des idées Mathématiques et la véracité de Dieu que le monde physique (corps et cosmos) est réhabilité. Tel est le quatrième principe indubitable de la philosophie cartésienne.

Remarquons que pour Descartes le monde physique est uniquement une chose « étendue » mesurable, calculable, régie par les lois mathématiques. Sa substance ou sa nature est donc « l’étendue ». En conséquence, la séparation de la pensée, « substance pensante », et du corps, « substance étendue » introduit un dualisme radical en l’homme (le dualisme cartésien) qui sera le fondement de la séparation des savoirs scientifiques et théologiques, les premiers s’occupant de la « substance étendue » et les seconds, de la « substance pensante ».

A partir de ce dualisme et de la réduction de la matière à de l’étendue mesurable, on voit poindre tout doucement l’origine de la pensée transhumaniste. En effet, si ce qui est régi par les lois mathématiques n’est, par définition, qu’une simple mécanique, alors le cosmos doit nécessairement être pensé comme une « mécanique céleste » et le corps, une « mécanique terrestre » ou une… MACHINE ! « Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu est incomparablement mieux ordonnée et, a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. » (DM, cinquième partie, p. 59). Et Jacques Quintin de commenter avec pertinence : « Avec Descartes la nature n’enseigne plus rien. La nature devient une identité muette, une nature morte et passive, une nature automate et mécanique ; la nature est vidée de ses mystères. » (Quintin, J, 2001, p. 2).

Telle est la révolution copernicienne initiée par Descartes : la séparation du corps et de l’esprit, rompant l’unité aristotélicienne de la Forme et de la Matière et la continuité néoplatonicienne de la Matière comme émanation de l’Un – divin. À partir de ce moment, toute la pensée occidentale connaîtra un déséquilibre permanent dont elle ne s’est jamais totalement départie et qui sera au fondement d’un conflit nouveau dont elle n’est pas encore sortie : l’opposition entre la Science et la Foi. La pensée Moderne va désormais claudiquant, à l’image de son fondateur représenté dans un songe prémonitoire qu’il fit en 1619 et que nous rapporte son biographe, le P. Baillet :

« Après s’être endormi, son imagination se sentit frappé de la représentation de quelques fantômes qui se présentèrent à lui, & qui l’épouvantèrent de telle sorte que croyant marcher par les rues, il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir avancer au lieu où il voulait aller, parce qu’il sentait une grande faiblesse au côté droit dont il ne pouvait se soutenir. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser : mais il sentit un vent impétueux qui l’emportant dans une espèce de tourbillon lui fit faire trois ou quatre tours sur le pied gauche. Ce ne fut pas encore ce qui l’épouvanta. La difficulté qu’il avait de se traîner faisait qu’il croyait tomber à chaque pas, jusqu’à ce qu’ayant aperçu un collège ouvert sur son chemin, il entra dedans pour y trouver une retraite, & un remède pour son mal. Il tâcha de gagner l’Église du collège, où sa première pensée était d’aller faire sa prière : mais s’étant aperçu qu’il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut retourner sur ses pas pour lui faire civilité, & il fut repoussé avec violence par le vent qui soufflait contre l’Église. Dans le même temps il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l’appela par son nom en des termes civils & obligeants : & lui dit que s’il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner. M. Desc. s’imagina que c’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surpris davantage, fut de voir que ceux qui se rassemblaient avec cette personne autour de lui pour s’entretenir, étaient droits & fermes sur leurs pieds : quoi qu’il fût toujours courbé & chancelant sur le même terrain, & que le vent qui avait pensé le renverser plusieurs fois eût beaucoup diminué (…) » (John Cottingham, 2000, p. 19-20).

Alors que le « penchant » épistémologique de Descartes accorde une prééminence à la pensée (premier principe qui implique l’existence de l’âme et de Dieu) sur le corps (simple automate), il nous faudra voir par quel processus étrange la « courbature » cartésienne s’est inversée, donnant lieu, contre toute attente, à la proclamation de la mort de Dieu (l’athéisme philosophique) et le déni de l’âme (le matérialisme positiviste), terreau philosophique indispensable au Transhumanisme.

Marie-Pravin ERTZ.


 

Petite bibliographie

Baillet, A. (2002), Vie de Monsieur Descartes, Courtry : La Table Ronde. (Œuvre originale publiée en 1692).

Cottingham, J. (2000), Descartes, Lonrai : Éditions du Seuil.

Descartes, R. (1996), Le Monde ou le traité de la Lumière. L’homme, Tours : Seuil. (Œuvre originale publiée en 1664, après la mort de Descartes).

Descartes, R. (2007), les Passions de l’âme, Montrouge : le livre de poche. (Œuvre originale publiée en 1649).

Descartes, R. (2009), Discours de la méthode, Barcelone : Folioplus. (Œuvre originale publiée en 1637).

Descartes, R. (2009), Principes de la philosophie, Mayenne : Librairie philosophique J Vrin. (Œuvre originale publiée en 1644).

Descartes, R. (2011), Méditations métaphysiques. Objections et réponses, Barcelone : Flammarion. (Œuvre originale publiée en 1641 sous le titre de Meditationes de prima philosophia).

Quintin, J. (2001), La menace des biotechnologies. Choix entre la vie et l’existence, dans Vertigo – la revue électronique en sciences de l’environnement (2001), vol. 2, n° 1, les organismes génétiquement modifiés. (http://vertigo.revue.org/4076).

1 Se fondant sur une lecture fondamentaliste de la Bible relatant la bataille de Gabaon où s’affrontaient les troupes de Josué et la coalition des rois amorites, les théologiens chrétiens (catholiques comme protestants) concluaient en la place centrale de la terre dans le cosmos (le géocentrisme) et à la rotation du soleil autour de celle-ci, puisque Josué avait ordonné au soleil de s’arrêter sur Gabaon pour venir à bout de ses ennemis (Js 10, 12-14).

2 Ce traité ne sera publié qu’en 1664, après la mort de Descartes en 1650.