Centre d'Étude du Futur

Dans l’article précédent, nous avons considéré le rôle indéniable qu’a joué René Descartes dans la scission des Sciences et de la Théologie qui orienta tout le devenir de la pensée occidentale. Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’une « révolution copernicienne » à l’endroit de la « pensée cartésienne », signifiant par là le tournant qu’opéra l’Occident, au XVIIème siècle, dans sa manière d’appréhender le monde. La nouveauté ne réside pas essentiellement dans l’utilisation de la rationalité elle-même, celle-ci existait déjà dans l’avènement de la philosophie grecque (le tournant socratique avec Platon) et chez des auteurs comme St Augustin ou St Thomas d’Aquin pour ne citer que les plus connus, mais dans l’utilisation inédite des mathématiques (la mesure et le calcul) jointe à la nécessité d’une expérience empirique pour appréhender les lois de la Nature. Pour la première fois dans l’histoire de la pensée, l’approche philosophique et métaphysique ne servait de rien dans la compréhension de la réalité matérielle. Néanmoins, dans le système méthodique développé par Descartes, comme nous l’avons vu, nos sens pouvant nous tromper (le doute hyperbolique), la réintégration d’une dimension métaphysique, le Dieu véridique et bon de la Révélation qui ne pouvait permettre que l’homme se trompât lorsqu’il cherchait à déchiffrer les vérités éternelles inscrites au cœur de la Nature, était nécessaire pour garantir la véracité de nos connaissances. En d’autres termes, une pensée cartésienne fidèle à son origine devrait reconnaitre une dimension transcendantale en l’homme qui fonde son acte de connaissance en vérité. En l’homme, une dimension « immatérielle » (la pensée) coexiste avec une dimension corporelle, matérielle (l’étendue). Un dualisme s’instaure et fonde la séparation entre ce qui est appréhendable par la mesure (l’étendue matérielle qu’étudient les Sciences) et ce qui l’est uniquement par la pensée (les vérités éternelles qu’étudie la Théologie). Ce dualisme, ou cette dichotomie des connaissances, va engendrer le problème central de la philosophie occidentale divisée à jamais entre deux réalités irréconciliables : la réalité matérielle, mécanique, et la réalité spirituelle, métaphysique, ou la Science et la Foi, pour le dire simplement. Avec Descartes, l’équilibre des périodes précédentes sera à jamais rompue, soit que l’on nie ou minimise les vérités scientifiques, soit que l’on fustige les discours théologiques. L’articulation entre les deux semble à jamais appartenir à un passé révolu, celui de l’enfance de l’humanité, le progrès de l’esprit humain ne pouvant que se départir d’une telle articulation magico-mythologique caractéristique du monde de l’enfant. La période actuelle, qui s’oriente résolument vers le transhumanisme, en est incontestablement le résultat le plus abouti.

Dans le présent article, je vous propose de remonter plus haut encore aux sources de l’idéologie transhumaniste, plus loin que Descartes, à la première étape, la première grande « révolution » qui fonde toute l’idéologie de la Renaissance que l’on appelle : l’Humanisme. Il s’agit d’une manière toute nouvelle de concevoir le monde et l’homme au sein de ce monde. Il constituera la pierre angulaire, le premier grand geste fondateur, de tout l’édifice idéologique transhumaniste. Pour le rencontrer, il nous faut nous reporter à l’aube du XVIème siècle, avant même la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb (1492), lorsqu’un philosophe italien, érudit et fortuné, le comte Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), développa une pensée sur l’homme radicalement distincte du discours ecclésial en vigueur. Un retournement s’opère sous sa plume, une véritable conversion dont les conséquences nous atteignent aujourd’hui encore et façonne, sans que nous le sachions, notre manière de penser la vie et l’homme. Comme le disait Olivier Boulnois,

« (…) c’est Pic de la Mirandole qui a pensé avec le plus de vigueur conceptuelle l’essence de l’homme dans sa noblesse intrinsèque (…) » et qui constitue « le soubassement ontologique de toutes la pensée de la Renaissance. »1

Il s’agit du rôle dévolu à l’homme dans son devenir et sa destinée. Le théocentrisme incontesté et incontestable qui fondait tous les grands systèmes philosophiques de l’Antiquité et du Moyen-âge, Pic de la Mirandole va le retourner complètement : ce n’est plus l’homme qui remet sa destinée entre les mains de Dieu, mais Dieu qui remet à l’homme le choix de son devenir dans une liberté et une indétermination foncière. Ce n’est plus Dieu qui se situe au centre du processus, mais l’homme. Désormais l’Humanité prend définitivement congé du théocentrisme de toutes les périodes précédentes. Nous entrons dans l’anthropocentrisme de la Renaissance qui prépare déjà au loin le Transhumanisme.

C’est en 1486 que Pic de la Mirandole rédige le discours que l’éditeur de Strasbourg, en 1504, intitulera Discours de Pic de la Mirandole, comte de Concordia, sur la dignité de l’homme. Dans cette œuvre, le jeune comte, alors âgé de 23 ans, met en exergue les valeurs principales qui caractériseront l’Humanisme de la Renaissance : l’essence et la dignité de l’homme.

Pour Pic de la Mirandole, l’essence humaine est d’être indéterminée parce qu’elle est toute chose. En d’autres termes, l’homme contient en lui-même toutes les essences de la nature sans être défini par aucune d’elles. C’est par un acte libre et volontaire qu’il se détermine. Le comte de Concordia affirme en effet :

« Le parfait artisan (Dieu) décida finalement qu’à celui à qui il ne pouvait rien donner en propre serait commun tout ce qui avait été le propre de chaque créature. Il prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : ‘Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, Ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou bien, par décision, de ton esprit, être régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines. »2

Si l’indétermination de son devenir caractérise la nature de l’homme de la Renaissance, elle ne nie pas pour autant sa finitude, ses limites qui prennent corps à partir du moment où il a fait choix de sa destinée :

« (…) l’homme peut tout choisir et tout devenir, mais c’est là justement chaque fois choisir et se déterminer. L’homme est un infini de puissance qui se finitise dans ses actes. L’homme n’est pas Dieu, il n’en est que l’image. »3.

La dignité de l’homme de la Renaissance consiste donc en son indétermination ontologique et en son libre arbitre par lequel il se détermine. Néanmoins, l’existence humaine n’est pas dénuée de finalité. Elle consiste en « la vision intérieure des réalités divines par la lumière de la théologie. »4 Aussi est-ce par l’exercice de la raison philosophique et la pratique de la morale de l’équilibre que l’homme atteint les rives harmonieuses du divin. Il affirme en effet :

« (...), lorsque la force de nos passions sera réduite par la morale à de justes proportions, de façon à résonner dans une harmonie inaltérable, et lorsque grâce à la dialectique notre raison progressera en rythme, alors, transportés par la fureur des Muses, nous nous enivrerons d’entendre intérieurement l’harmonie céleste. »5

L’acte philosophique et la morale de l’équilibre constituent donc, selon Pic de la Mirandole, la voie royale pour atteindre la destinée mystique de l’humain.

Mais l’apport le plus étonnant du jeune philosophe de 23 ans consiste en l’effort d’unification des écoles philosophiques, jusque là antithétiques, afin de fonder

«… une paix théologique et philosophique, fondement de toutes les autres paix, morales et politiques. » Comme le dit Olivier Boulenois, « (…) démontrer avec une folle érudition que Platon et Aristote, la sagesse des anciens et la révélation biblique, la Kabbale et le Coran, trouvaient dans la vérité une harmonie secrète, enrôler sous sa bannière toutes les synthèses médiévales, jusqu’à Avicenne et Averroès, Thomas d’Aquin et Duns Scot, et soutenir en neuf cent thèses la correspondance entre l’ivresse de Dionysos et de l’éclat d’Apollon resplendissant, le mouvement de systole et de diastole de l’un et du multiple… »6

Telle était la visée des thèses philosophiques du comte Pic de la Mirandole.

De cette œuvre remarquable par son érudition, son équilibre et son ouverture théologico-philosophique, fondée sur les notions « d’essence indéfinie » à l’endroit de l’homme et d’« autodétermination » comme fruit d’un acte libre et volontaire, il en ressortira l’Humanisme idéologique du XVIème siècle et une conscience de plus en plus aiguë de la dignité de l’homme et de sa liberté fondamentale de penser et d’agir. Tendance certes timide au début, encadrée par la menace pesante et sévère de l’Inquisition, mais tendance qui ne s’affaiblira jamais plus au cours de l’histoire, renforcée par des découvertes scientifiques fabuleuses (Copernic pour l’astronomie, Vésale pour la médecine) et relayée par des penseurs non moins fameux qui n’auront de cesse de fonder une méthode nouvelle de connaissance, l’empirisme scientifique, et de la soustraire à la tutelle théologique vu la spécificité de son objet : les lois de la Nature et non la Révélation divine ou les Saintes Écritures. Ce sera l’œuvre de Descartes, nous l’avons vu, mais aussi et avant lui, de Francis Bacon (1561-1636) un incroyable précurseur de la pensée transhumaniste que je me propose de visiter avec vous dans un prochain article.

P. Marie-Pravin ERTZ.


 

1 Boulnois, O. (2012), Humanisme et dignité de l’homme, dans Pic de la Mirandole, J. (2012), Œuvres philosophiques, Paris : PUF, p. 294-295.

2 Pic de la Mirandole, J., Sur la dignité de l’homme, dans Œuvres philosophiques, Ibid., p. 7.

3 Boulenois, O., Humanisme et dignité de l’homme, Ibid., p. 310.

4 Pic de la Mirandole, J., Sur la dignité de l’homme, Ibid., p. 29.

5 Pic de la Mirandole, Sur la dignité de l’homme, Ibid., p. 29.

6 Boulenois, O., Humanisme et dignité de l’homme, Ibid., p. 327.