Centre d'Étude du Futur

           C'est une histoire qui s'articule grâce à l'action de quelques personnages. Soit une épouse, son mari, son amant. Interviennent encore, un passeur sur sa barge et, un fou, dangereux car nanti d'un passé criminel.

Quant au décor, sommaire, il se compose de deux maisons, localisées de part et d'autre d'une large rivière, ainsi que d'un pont reliant les deux rives.

            Un matin, l'épouse décide de rejoindre son amant qui se trouve dans la demeure située de l'autre côté du fleuve. Elle sort du domicile conjugal, tout en n'ignorant pas que rôde dans les parages un dément capable de tuer. Et, son conjoint le sait aussi.

Après un trajet sans encombre, la dame en question se voit chaleureusement accueillie par son amant; lequel l'introduit chez lui, referme la porte. Et l'on devine ensuite que le couple ne se trouve pas là pour jouer aux cartes...

Au bout d'un moment, après les folâtreries d'usage, l'épouse décide d'un retour au foyer. Et son amant la laisse partir, seule, malgré ce danger que tous connaissent.

Les choses alors se gâtent...

            Comme d'habitude, la jeune femme emprunte cette route menant au pont. Mais, arrivée là, le fou en barre l'accès, se montre menaçant. Affolée, elle rebrousse chemin, s'enfuit en courant. Et, comme il lui faut à tout prix traverser l'eau, le recours au passeur semble à présent solution adéquate.

Elle hèle aussitôt l'homme à la barge, puis décrit sa situation périlleuse. Hélas, malgré nombre de supplications larmoyantes, celui-ci refuse de se rapprocher du rivage pour la prendre à son bord. En réalité, il veut bien apporter son aide, mais exige en retour une forte somme d'argent.

Parce que le temps presse et que son mari ne doit pas nourrir de soupçons, l'épouse décide, en désespoir de cause, de traverser le pont. C'est à cet endroit que le forcené la tue.

Épurer l'intelligence

            Pareil récit tragique n'a nullement vocation de divertir. Au contraire, nous trouvons ici l'énoncé d'un problème. De fait, parce que requis à cause de ce meurtre, un possible jury d'Assise aurait à déterminer la culpabilité ou l'innocence des protagonistes d'un tel drame.

De ce tragique événement, qui est le plus grand fautif? L'épouse? Le mari? L'amant? Le passeur? Le fou? Par contre, qui n'a absolument rien à se reprocher?

Aussitôt, réfléchir à ces deux questions majeures nous fait découvrir une gamme de comportements à comprendre, nuancer, admettre ou dénoncer. Dès lors, agir en toute justice ne peut se réaliser que par un débat. Et ce dernier, en finale, établira une nécessaire hiérarchisation des responsabilités.

 

            Une dizaine de personnes pourraient ainsi se réunir dans un même but : évaluer l'implication de chaque participant à ce funeste événement. Et, au premier abord, semblable dispositif paraîtrait tout indiqué, s'avérerait utile à tout arbitrage rapide et scrupuleux. Or, la désillusion survient très vite. Les prises de position vont en effet se révéler multiples, adverses, parfois excessives.                                                                                                                                                                                                                                                                            Ainsi : « Si l'épouse n'avait pas cocufié son mari, elle vivrait encore! », « L'adultère ne mérite pas la peine de mort ! », « Seul le fou a tué, il doit être l'unique puni ! », « En tant que personne irresponsable, ce dément ne peut être jugé ! », « L'amant devait assurer la sauvegarde de cette femme ! », « Non, c'est son mari qui ne l'a pas protégée en la laissant partir ! », « La cupidité du passeur a provoqué ce malheur ! », « Parce que concurrencé par un pont, le passeur est vraisemblablement un travailleur pauvre qui nourrit tant bien que mal sa famille ! »,...

Aussi, lorsqu'on demande à chacun de présenter son classement, où s'échelonnent innocents et coupables, la non-concordance s'érige en règle, et en exception les agencements similaires.

                                                                                                                                                                                Cette variété des arguments provoque souvent la surprise. Pourtant, c'est l'uniformité qui devrait en étonner plus d'un. Car, le cerveau humain mit plusieurs millions d'années à se construire. Durant toute cette période, l'intelligence fut au service d'une animalité favorisant la survie. Il fallait agir au mieux pour conserver sa vie et propager ses gènes.

Puisque nous sommes les descendants de ceux qui ont triomphé de la sélection naturelle, se bousculent en nous leurs réactions salvatrices : instinct de conservation, sexualité, territorialité, instinct de dominance, d'entraide,... Et à cela, s'ajoutent des inhibitions voulues par le groupe. En effet, le corps social, les  hiérarchies, la famille, nous empêchent de donner libre cours à l'un ou l'autre appétit.

Nous avons dès lors hérité d'un psychisme doté de rationalité, quoique fortement colorée de pulsions et d'interdits. Aussi, pareil aménagement varie selon les individus. Une multiplicité des influences donc, élaborant des manières d'être particulières, des façons personnelles de voir les choses.

 

            La vie tend au divers. Or, cet élan naturel se trouve immédiatement dévoyé par la société. Laquelle, s'évertue à promouvoir le type d'homme qui lui sied. De sorte que notre actuelle culture occidentale accorde sa préférence au compétiteur performant, à qui se veut dominant.

Chez nous, dans les groupes en palabre, bien des échanges versent dans les joutes oratoires. Nombre de tribuns spontanés cherchent ainsi la prépondérance. Il s'agit de gagner, de convaincre à tout prix,  d'imposer son seul point de vue.

Dès lors, ce ne sont pas toujours les gens raisonnables qui pèsent sur la délibération. Mais de tenaces rhéteurs, s'appliquant à l'art de persuader. D'où, parfois, de ces décisions insensées, prises « à l'unanimité ».

 

            Souvent donc, l'intelligence fonctionne en mode réflexe. De ce fait, elle aménage avant tout l'épanchement de poussées instinctives et le frein des jugements inhibiteurs. Il faut donc annihiler pareils automatismes par le questionnement.

Sachons que le meilleur moyen de contrer les discours impérieux, reste encore le point d'interrogation. Parce que poser une question oblige l'aspirant au pouvoir à réfléchir. Ce faisant, il doit renoncer momentanément aux motivations tapies dans son inconscient. Ceci, afin de présenter quelque réponse intellectuellement valable.

La difficulté consiste à répéter la manoeuvre. Cependant, si l'on y parvient, on se retrouve côte à côte, dans le pur raisonnement, ensemble car préoccupés par la résolution de problèmes communs.

Initier ce parcours vers la complicité, ne va pas de soi. Et, se vouloir totalement rationnel demande un véritable effort. Mais, la collaboration lucide profite à toute assemblée qui délibère. C'est pourquoi on rappellera constamment la requête initiale : comment se présenterait un accord obtenu à la satisfaction générale ?

Colorier le débat

 

            Lorsqu'on mélange équitablement tous les tons de l'arc-en-ciel, ceux-ci perdent peu à peu leur spécificité. Ils se délaient, jusqu'à former une tache unie. Les remplace alors, cette seule nuance: le blanc.        

Hisser le drapeau blanc, c'est émettre un message. Semblable signal en effet, annonce une reddition. Et, cette dernière présente de multiples facettes: on ne s'oppose plus, on rejette ce qui pourrait compromettre une stricte neutralité, on refuse les visions du monde par trop audacieuses, ...

Le relativisme manifeste l'un de ces abandons. Il fait dire piteusement « Toi, tu penses ceci. Cependant, certains croient à l'opposé. Dès lors, pour moi, chaque idée en vaut bien une autre ». Or, cela revient à se prétendre linceul immaculé, à se vouloir fantôme plutôt qu'humain. Parce que pareille dérobade retire tout relief aux tempéraments, produit un caractère sans aspérités, enlaidit la personne en lui ôtant ses singulières couleurs.

 

            Évacuer toute conviction, afin de mieux s'effacer dans un blanc renoncement, favorise une illusion fréquente. Celle de se croire objectif, vierge de tout parti-pris, exempt d'impuretés idéologiques. Mais en réalité, l'impartialité radicale n'existe pas. Nous avons, peu ou prou, les idées qui nous arrangent. Dès lors, si l'on veut rester honnête, il convient de constater notre subjectivité, et celle des autres.

Le débat facilite une telle prise de conscience. Aussi doit-il accoucher d'une forme d'intelligence issue du collectif. De sorte que ce pluralisme, composé de solides opinions, profite à l'épanouissement de chacun.

A partir d'un tel résultat, l'intérêt général commande aussitôt une même retenue chez tous. Car ajourner ses propres croyances, permet d'oeuvrer à quelque bénéfique projet commun.

Ce travail sur soi, cette décoloration aménagée, se traduisent symboliquement par l'épaisse noirceur de la nuit. Cette dernière ne supprime aucune teinte mais, momentanément, dépose sur elles toutes son grand voile d'opaque uniformité. C'est ainsi que le ténébreux pavillon des pirates rassemblait, par occultation des appartenances nationales. Et, de même, un drapeau noir anarchiste plus tard associera une multitude d'individualistes affirmés. 

 

           Déterminer l'éventuelle faute d'une épouse assassinée – ainsi que diagnostiquer la possible culpabilité des mari, amant, passeur, dément – s'avère exercice présenté dans maintes sessions vouées au management. Nombre de sociétés commerciales en effet, prospèrent en harmonisant les efforts de leur personnel. Tous doivent apprendre à travailler ensemble, à collaborer au mieux. Aussi, certains séminaires à destination des grandes entreprises proposent-ils ce type d'entraînement. Pourtant, pareille façon de débattre présente moult insuffisances.

Certes, les travailleurs concernés interagissent, à condition cependant qu'ils considèrent cela comme un jeu. Car, au-dessus de l'assemblée, plane le sentiment vague d'une contrainte. On se doute en finale, que ce type d'action profite surtout au patron.

Pour que le groupe progresse, chacun doit pouvoir s'exprimer sans craindre des représailles. Dès lors, la présence d'une hiérarchie, aussi discrète soit-elle, constitue un autre frein aux discussions animées. Beaucoup retiennent par devers eux, ce qui leur semble déplaire aux chefs.

Enfin, le récit de ce féminicide impliquant plusieurs personnages, évolue dans l'artificiel. De fait, la relation de cet acte criminel paraît bien naïve, et rassemble des protagonistes à la psychologie rudimentaire. Or, si l'on n'y croit pas vraiment, on intervient sans enthousiasme.

 

            Le choc des idées s'avère éminemment fécond. Encore faut-il que celles-ci se malmènent l'une l'autre. Ceci, grâce à cette ardeur appartenant aux seuls convaincus. Et rien ne semble plus terne que ces groupes nivelés par les platitudes, mornes déserts où l'esprit s'ankylose.

Le collectif idéal déploie avant tout la plus grande diversité. Ensuite, adopté par tous, un modérateur protégera la stricte égalité des temps de parole. En outre, parce que nanti d'une autorité, révocable et limitée, il fera taire tout conciliabule chuchoté, toutes interventions intempestives ou agressivités manifestes. Cependant, grâce à son ascendant, il rassurera les timides, encouragera ceux-ci à s'extérioriser.

 

            Ces précautions étant admises, on peut reprendre l'exercice antérieurement proposé, revenir sur le meurtre de cette conjointe problématique. Et, pour vivifier davantage les positions de chacun, il conviendra d'octroyer plus d'épaisseur aux acteurs d'une si funeste intrigue.

De la sorte, l'épouse se voit affublée d'un caractère volage, mais son mari est un macho agressif, irascible et violent. En outre, l'amant se révèle un migrant illégal à la couleur d'ébène, le passeur affiche son homosexualité, le fou a perdu la raison pour s'être abondamment drogué.

Nul doute alors que ne se déroule un débat « haut en couleur ». C'est-à-dire loin de l'affligeante blancheur relativiste, ou du stérile alignement kaki des conformistes.

Les « Dégoûtants », les « Dégoûtés », les « Pharisiens »

 

            Retenu par crochet, pend un quartier de viande pesant cinq kilos. Puis on demande  l'intervention d'un boucher afin d'estimer, sans l'aide d'une balance, le juste poids de pareille pièce. Aussi est-il fort probable que la réponse de ce professionnel approche au plus près la vérité. Mais, présenter le même problème à quelque collectif nettement disparate, et composé d'une quinzaine de personnes parfaitement ignorantes en matière de boucherie, donnera une évaluation quasiment similaire.

Bien évidemment, beaucoup fourniront des estimations erronées. Cette viande pèsera deux kilos pour certains, tandis que d'autres croiront qu'elle dépasse huit kilos. Or, en finale, ces propositions divergentes ne poseront aucune difficulté. Car la moyenne des opinions formulées agit en correcteur, parvient au résultat espéré.

Un tel heureux dénouement s'est vu théorisé par le professeur Scott Page de l'université du Michigan. Lequel a conçu la formule mathématique qui démontre cette égale fiabilité entre un groupe hautement hétérogène et tout expert patenté. La science donc, nous confirme aujourd'hui  les succès obtenus grâce aux raisonnements effectués en commun. Mieux encore, elle fournit à présent le calcul du quotient intellectuel mesurant de semblables intelligences collectives !

 

            Appliquer ces trouvailles au domaine politique, vient immédiatement à l'esprit. Et, aussi vite encore, surgit le souvenir du « miracle grec ». Celui-ci interpelle, parce qu'il s'extirpe avec bonheur d'une continuité historique animée par les grands despotismes.

Dans cette Athènes antique en effet, des citoyens tirés au sort s'assemblaient pour délibérer, pour organiser librement la vie de leur cité. Toutes les décisions importantes découlaient de ces débats populaires. De plus, ceux-ci véhiculaient une mentalité modelée par l'autonomie. Laquelle favorisait l'efflorescence des arts, sciences, philosophies. A tel point que l'on considère cette période comme le ferment essentiel de la civilisation occidentale.

Au fil des siècles, pareille façon rationnelle, égalitaire, performante, d'administrer les affaires publiques, fut combattue sans relâche. Il fallait étouffer ce bon sens interpersonnel, transformer toute assemblée en foule moutonnière, diriger des masses crédules ou carrément délirantes.

Notre époque, dispose d'énormes moyens pour brouiller ainsi toute communication perspicace entre des cerveaux résolument différents. Certains dès lors, gouvernent l'inconscient de nombreux contemporains en jouant sur l'émotion.

 

            Qui cherche à conduire les gens par l'émotivité, peut ainsi susciter de l'indignation, et appuyer sur cette censure mentale ingérée par chacun dès la prime enfance.

De nos jours, à cette pratique, excellent des inquisiteurs auto-proclamés. Sans complexe, ceux-ci s'affirment gardiens de la morale commune, s'avancent pour protéger le « camp du Bien ».

Il s'agit là de paresse. Car dénoncer le « Mal » qui suinterait d'une idée préconçue, dispense d'en déconstruire les arguments fallacieux. Or, asséner force principes n'affaiblit pas le préjugé dérangeant. Contre toute morale affirmée, on peut aussitôt en opposer une autre.

Dire le vrai par contre, s'avère entreprise nettement moins contestable. Nul besoin dès lors, de se boucher les narines. De fait, maints intellectuels, journalistes, écrivains, politiciens, semblent avoir un odorat particulièrement délicat. Ils repoussent avec horreur les idées « à l'odeur de souffre », les propos qui « empestent », les prises de position au « fumet irrespirable », les discours aux « relents nauséabonds ». Et, paraît-il, débattre avec ceux qui répandent pareils « effluves pestilentiels » soulève le coeur, se révèle impossible.

Le politiquement correct se veut ainsi : hygiénique ! En conséquence, il lui faut veiller à la propreté des paroles, exiger des conduites sans souillure, exclure moralement du genre humain les dégoûtants.

Sauf que ces derniers soutiennent qu'ils relaient le cri des laissés pour compte, l'exaspération de multiples dégoûtés.

           

            Parce que fortement endettés, les pays se soumettent désormais aux diktats de leurs grands créanciers. Aussi, plus aucun parlement national ne voterait des mesures budgétaires propres à contrarier les puissances financières. Aujourd'hui, le marché se fait législateur, décide pour nous tous.

Cette impuissance du monde politique provient d'un manque. Fait défaut, une intelligentsia réellement située à gauche.

Pour sûr qu'une telle force se serait farouchement opposée à cette mondialisation économique hors de contrôle. Et semblable mouvement réfractaire, n'aurait dès lors pas soutenu les délocalisations supprimant de l'emploi, le tassement des salaires, le honteux bradage des entreprises appartenant à l'État, le coûteux sauvetage de banques victimes de leur seule cupidité, ainsi que l'augmentation de la durée du travail par allongement des carrières, la chasse aux chômeurs sans projets, la lente destruction des services publics, le tassement de la sécurité sociale, l'onéreuse réduction d'impôts favorisant riches et multinationales, ...

Il nous faut donc subir le spectacle de ces élus « progressistes ». Des imposteurs, qui prétendent plaider la cause du peuple.

Il arrive que le truquage apparaisse au grand jour. On découvre soudain, des idéalistes de théâtre aux mandats scandaleusement rémunérés, pratiquant le népotisme, chavirant parfois dans la corruption.

Certes, ces pratiques mafieuses affectent tous les partis. Mais, elles choquent particulièrement lorsque ceux qui profitent ainsi de la collectivité se posent en père-la-morale. Leur soi-disant combat contre le règne de l'argent, alimente alors un dégoût largement répandu. Et pareil feu, allumé par ces pharisiens, se voit promptement attisé par d'autres, bien plus menteurs encore :  les fameux dégoûtants. Ceux-ci, vont alors enflammer de puissantes émotions négatives. Telles la peur du lendemain, la colère de qui se voit trahi, la haine envers des non-conformes transformés en boucs émissaires.

Haro sur le divers

 

            C'est en mai 2018 que l'on apprit le sabordage de la firme américaine Cambridge Analytica. Celle-ci avait choisi la faillite pour échapper aux attaques fusant de toutes parts. Entre autres, elle se voyait accusée d'ingérence dans la politique de certains pays.

Sa tactique consistait à proposer un « sondage ». Soit trouver des gens, par dizaines de milliers, rémunérés pour répondre à de multiples questions. Et, le résultat se présentait sous forme de volumineux fichier numérique, reprenant les nombreux renseignements glanés : nom, âge, sexe, adresse, e-mail, situation familiale, revenus, diplômes, religion, ...

A cela, s'ajoutait le profil psychologique de ces électeurs potentiels, insidieusement interrogés. Aussi arrivait-on à distinguer les inquiets des confiants, séparer extravertis et timorés, repérer les égoïstes, identifier chaque individu particulièrement généreux, ...

Or qui était « sondé » de la sorte, ignorait que divulguer de telles données allait permettre une investigation plus poussée encore, par le biais d'Internet. Ni que ses centaines d'amis, disséminés sur sa page Facebook, seraient eux aussi scrutés en profondeur. Au total, ce sont des millions d'internautes qui furent victimes de cet espionnage systématique.

 

            Ces innombrables violations de l'intimité, profitèrent alors à des politiciens sans états d'âmes. De fait, à partir de pareilles informations achetées à prix d'or, certains candidats à l'élection vont développer une stratégie inspirée des techniques publicitaires. Soit « vendre » un produit électoral sur mesure, prêcher le message idéologique adapté à la personnalité de chacun.

Ainsi rassure-t-on une anxieuse mère de famille en lui affirmant, par exemple, qu'on veut voir des policiers supplémentaires patrouiller dans les rues. Mais par contre, au même moment, sera fait promesse au cadre aisé d'alléger ses impôts grâce à des coupes sévères dans la fonction publique.

En adressant semblables mails, personnels et ciblés, nombre de contradictions peuvent cohabiter dans un programme nébuleux, sans risque aucun de discrédit.

Nul ne s'étonnera dès lors, de l'accession d'un Donald Trump à la présidence des U.S.A., pas plus que de ce Boris Johnson, victorieux dans son action en faveur du Brexit.  

 

            « Qui pâtit d'une position sociale peu valorisante, ne doit s'en prendre qu'à lui-même. Celui-là aurait dû travailler davantage, développer quelque talent, faire preuve d'initiative, s'instruire afin d'acquérir l'une ou l'autre qualification ».

Voilà bien un discours fait pour mystifier ! Car, provoquant la désunion des travailleurs et niant l'exploitation de tous. Il s'agit là de pure propagande, conçue par une poignée de riches, justifiant les hiérarchies fondées sur l'argent, et que répand abondamment notre société marchande.

A pareilles calembredaines, certains politiciens à l'ambition dévorante ne s'attaqueront jamais. Ils ne s'appliqueront donc pas à démontrer que les moins bien lotis ne sont point des coupables. Bien mieux en effet, est d'en faire les victimes d'un complot. Grâce à quoi un petit peuple, habituellement courbé par cette idéologie mercantile, va quelque peu redresser la tête, se rapprocher de ces beaux parleurs qui le hausse en lui évitant toute dévalorisation sociétale. De plus, ceci n'empêchera nullement les nantis de gonfler leur fortune, en toute tranquillité.

Ici encore, Internet va conforter une vision politique obtuse, car supprimant l'indispensable confrontation des points de vue, car favorisant moult égarements qui piétinent le bon sens.

 

            Les partis dits « populistes », des « dégoûtants » proches de la droite extrême, s'attaquent aux « pharisiens » et à tous les adeptes du « politiquement correct ». Ces derniers, parce que jouissant d'une importante visibilité médiatique, serviraient les noirs desseins de groupes minoritaires. Lesquels, composés de gens résolument «différents», s'appliqueraient à pervertir le « pays réel » ; celui de la saine majorité silencieuse, celui des honnêtes citoyens « bien de chez nous ».

Ce serait uniquement sur la Toile que l'on peut découvrir une telle « vérité ». De fait, pour les nouveaux démagogues, le ton mesuré et la prudence coutumière des médias traditionnels feraient la preuve de leur duplicité. Dès lors, ce qui se dit en ligne, ce qui se lit sur les réseaux sociaux, devient pour beaucoup paroles d'évangile.

Ainsi se bâillonnent les idées qui bousculent maintes croyances simplistes et, se construit peu à peu une tendance homogène, machiste, agressive, xénophobe. Le tout alimenté grâce à ce honteux carburant mélangeant les insultes, moqueries, calomnies, mensonges, mépris envers qui pense autrement. Une authentique déraison, propre à détruire toute ébauche de pluralisme.

Surnagent alors, au-dessus d'un fatras doctrinal, de prétendues menaces visant les salaires, les emplois, la famille, la religion, la patrie, les traditions, la culture. Et, des soi-disant instigateurs de semblables dangers se désigneront selon les intérêts locaux, les angoisses du moment. Mais, toujours, on définira comme particulièrement nuisible l'une ou l'autre minorité divergente : migrants, Juifs, Musulmans, Tziganes, Latinos, Francs-maçons, féministes, homosexuels, ....  

En réalité, l'ennemi qui obsède tant le courant populiste s'appelle diversité.

La régression de l'acquis

 

           A première vue, l'idée semblait géniale. Un colloque réunissant les plus performants cerveaux du monde entier, devait nécessairement découvrir des solutions aux problèmes gravissimes posés à l'humanité. C'est dans ce but que François Mitterrand regroupait à Paris, en 1988, quelques 75 prix Nobel. Et, que le roi de Jordanie récidivait, en 2005, rassemblant un cénacle plus restreint mais de même nature.

Hélas, ces deux essais aboutirent à un « flop » désolant. Le genre humain aurait donc à subir, des années encore, guerres, inégalités, misère, destruction de l'environnement,...

Or, pareil échec provenait d'un pari misant sur l'addition de quotients intellectuels particulièrement élevés. Soit, une erreur. Cela, parce que l'intelligence collective s'épanouit certes dans le consensus, mais pour autant qu'il soit issu de perceptions du réel tout à fait hétéroclites.

           

           

            D'abord, tout collectif digne de ce nom, s'appuie sur une stricte parité entre les deux sexes. Et dédaigner semblable principe, éloigne nombre d'heureux dénouements. Car si l'élément féminin prédomine largement dans un groupe, instinct d'entraide et empathie vont par trop favoriser les échanges débonnaires. Une abondance de parlottes anodines, laquelle provoque l'oubli des enjeux essentiels. Par contre, une pléthorique représentation masculine aiguillonne la dominance. S'ensuivent des compétitions stériles, où beaucoup veulent avoir le dernier mot. Et l'on escamote ainsi le bien commun, jusqu'à faire chavirer tout accord à l'amiable.

L'âge aussi, s'avère critère à retenir. De fait, la façon de raisonner varie selon que l'on se trouve astreint au travail, encore plongé dans les études ou jouissant benoîtement d'une retraite. De toute évidence, chaque parcours de vie, étendu ou réduit, stimule une vision particulière. Laquelle ne peut être négligée.

Le brassage de nationalités, cultures, ethnies, constitue un avantage supplémentaire. A cette condition toutefois, que les étrangers prenant part aux délibérations ne soient pas subjugués par notre modèle occidental. Bien sûr, chez nous, cartésianisme et démarche scientifique ont fait beaucoup pour approcher le Vrai. Cependant, ailleurs, existent des manières différentes d'appréhender valablement le réel. De plus, certains peuples excellent dans l'art de la palabre. Et ceci mène naturellement aux compromis valides. Soit un atout fourni par ces sociétés holistes qui, de nos jours, se révèle précieux. Parce qu'il compense les dérives du narcissisme ambiant.

Il arrive que les humbles issus des couches défavorisées de la population, ne disent rien de bien marquant lors d'un débat contradictoire. Mais leur présence physique, proclamée comme nécessaire, déstabilise quelque peu les hiérarchies traditionnelles. On rappelle de la sorte que toute forme de participation conduit en finale aux pourparlers fructueux. En outre, cette promiscuité bienvenue encourage les idées audacieuses. Trop souvent en effet, les coteries intellectuelles s'enferment dans un conformisme prétentieux. Dans ce cas, qui se trouve délivré du regard orthodoxe de ses pairs s'autorise à proposer des innovations surprenantes.

 

            A la fin des années 1960, et au début de la décennie 1970, une jeunesse enthousiaste voulait changer la société. Beaucoup dès lors, se trouvaient en rupture. D'autant que le projet anarchiste inspirait la plupart des alternatives à l'exploitation capitaliste. Or, c'est dans cette joyeuse effervescence que fut imaginée la notion d'ordinateur personnel ainsi que celle d'Internet. La Californie de l'époque en effet, rassemblait nombre d'anticonformistes contestataires, dont quelques jeunes chercheurs, spécialistes de l'informatique naissante.

Leur but consistait à créer un cyberespace universel. Ceci, pour offrir gratuitement à l'humanité toute la connaissance disponible, interconnecter des millions de pensées individuelles, accoucher d'une authentique conscience planétaire. Le tout s'accompagnant de la plus totale liberté, d'un profond respect, d'une égalité absolue.

Malheureusement, les choses se déroulèrent autrement. En place de porter l'intelligence collective au zénith, notre ère technicienne allait répandre cette bêtise inédite : celle d'innombrables hommes-marionnettes, disposés côte à côte mais séparément enfermés dans une bulle d'égocentrisme.

 

            Le pouvoir invisible des géants du numérique repose sur les données. Collectées par milliards, celles-ci se trient alors au moyen d'algorithmes. Ce qui permet d'obtenir instantanément des informations spécifiques.

Parce que technologiquement suivis à la trace, surfer sur le Net aujourd'hui nous dénude, dévoile nos plus intimes désirs. Et, en cernant ainsi goûts, sentiments, convictions, les machines peuvent fournir à chacun des contenus séduisants. Lesquels, subissent ensuite un écrémage supplémentaire par l'utilisateur. C'est ainsi que, sélections après sélections, nombreux sont ceux qui livrent jusqu'aux tréfonds d'eux-mêmes, se confessent à des mécanismes aux aguets.

Ces drogués aux plaisants stimuli que procurent les écrans, quémandent en sus moult applaudissements. Soit une approbation émanant de leurs pareils ; ce qui ne manque jamais d'arriver. En découle, ce confort mental que diffuse l'adhésion aux troupeaux, et cet acquis nouveau, formaté par ces tribus aux intérêts primaires. Ne reste plus qu'à refermer la barrière commune, fabriquée avec de solides  préjugés. De sorte que tout un petit monde se parque volontairement dans un enclos restreint, à l'écart de cette vaste contrée de l'échange profitable, des savoirs émancipateurs, du divers vivifiant.

 

La régression de l'inné

 

            Les applications (Google, Apple, Facebook,...) d'une poignée de concepteurs, espionnent chaque internaute, analysent la kyrielle de données confidentielles fournies par celui-ci, anticipent ses comportements. C'est en revendant de telles informations que les créateurs de ce flicage permanent réalisent des gains fabuleux. Leurs acheteurs quant à eux, se frottent pareillement les mains. Car semblable surveillance intégrale permet d'influencer des foules entières. Ceci, en personnalisant toute offre commerciale, voire en persuadant, un par un, de multiples électeurs indécis. Soit une manipulation imparable : on croit effectuer un choix en toute indépendance, alors que notre décision se voit secrètement guidée par des inconnus.

Les initiateurs de ce totalitarisme indolore, veulent aller plus loin dans l'emprise. Car si la machine s'avère entièrement prévisible, l'être humain, lui, se conduit encore trop souvent de manière inattendue. Il faut dès lors le modifier !                  

 

            Convaincre le public de consentir à sa métamorphose, s'activera par des promesses. Une technologie avancée s'engagera vraisemblablement à nous « optimiser », c'est-à-dire pourvus d'une santé parfaite, dotés de la jeunesse éternelle, infaillible grâce à l'intelligence augmentée.

Tel apparaît le programme transhumaniste, initié par ces ultra-riches du mercantilisme numérique.

 

            Les gènes déterminent une grande part de notre personnalité. Bien plus, l'étude de notre génome indique quelles maladies particulières nous menaceront tôt ou tard. Pour jouir d'une très grande longévité, il faudra donc « corriger » ce patrimoine corporel. En conséquence, la solution sera d'aligner celui-ci sur un ADN impeccable, un modèle exempt de tout péril. Sera dès lors dilapidée, cette altérité léguée par nos ancêtres, cet héritage qui confère à chaque être son inestimable unicité.

Vraisemblablement, pareil appauvrissement des différences innées se poursuivra jusqu'à leur ruine totale. Sans aucun doute, le grand nombre réclamera une « amélioration »  de sa progéniture. Les enfants seront ainsi « rectifiés », par « augmentation »  de leurs qualités physiques et mentales. Mais ceci, bien sûr, selon les pressions de la mode ou d'une enviable ascension de l'échelle sociale.

Les formes que prend l'intelligence humaine se déclinent par dizaines. Cependant, lorsque le corps social sombre dans le culte de l'utilitarisme, il ne retient qu'une seule façon de raisonner. Et, l'élévation du quotient intellectuel lui semble unique moyen d'atteindre une logique performante. C'est pourquoi insuffler à tous le désir d'un intellect surpuissant, ne peut aboutir qu'à la standardisation des capacités mentales. Soit une manœuvre de plus, pour amoindrir drastiquement l'infinie bigarrure naturelle.

 

            Homogénéiser à ce point l'acquis ainsi que l'inné des personnes, précipite immanquablement celles-ci dans les comportements grégaires. Déjà, commencent à s'agglutiner des foules apparemment satisfaites de n'avoir plus à réfléchir. Car, désormais incapables d'admettre ce qui tempère leurs certitudes, d'écouter les propos qui bousculent, de comprendre ces autres façons d'envisager la vie.

On nous prépare donc une incontestable régression. Et, cette dernière risque fort de signer l'extinction de l'intelligence collective, le décès de la démocratie, la fin de cette aventure humaine progressant vers épanouissement et réelle liberté.

 

Gablou