Centre d'Étude du Futur

Remontant aux sources du Transhumanisme, nous avions rencontré le jeune philosophe et théologien italien, Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), dont l’entreprise philosophique et théologique visait à concilier le Platonisme à l’Aristotélisme, le Thomisme au Scotisme, dans une unité transcendantale divine. Sa nouveauté résidait en outre dans un déplacement majeur et irréversible qui allait marquer à jamais la pensée occidentale dans ce qui deviendra « l’Humanisme » de la Renaissance. Avec ce jeune penseur, nous quittons résolument le théocentrisme médiéval en faveur d’un anthropocentrisme qui façonne aujourd’hui encore nos modes de penser. Fondé sur le libre arbitre de l’homme dont l’essence est d’être toute chose, un indéterminé ontologique, l’homme peut par sa seule volonté, ou décision personnelle, s’autodéterminer par l’orientation et le choix de sa propre destinée. Mais alors que la pensée théologico-métaphysique est toujours au fondement de la construction du savoir, les philosophies du XVIIème siècle auront ceci en commun qu’elles seront « unies presque toutes par la conscience de devoir chercher et fonder (…) une nouvelle méthode qui fournisse un instrument approprié pour la destruction de la méthode et de l’orbis aristotéliciens. »1 L’origine de cette volonté est sans conteste à chercher du côté des découvertes médicales, chimiques et astronomiques qui préparent l’avènement de la révolution scientifique en problématisant radicalement les certitudes anciennes. Mais c’est chez Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais, que nous rencontrons une volonté aboutie de purgation des connaissances précédentes, grevées d’abstraction et de dogmatisme, par une vérification expérimentale des donnés de la nature. Bacon n’aura de cesse de réhabiliter cette connaissance, contre les théologiens qui y voyaient la résurgence du péché originel, celui d’un savoir qui enfle et nous coupe de Dieu, affirmant qu’il s’agit là d’une Volonté divine, ne s’opposant en rien à la foi révélée2. Le progrès du savoir se fait alors promotion d’une nouvelle méthode pour la connaissance de la Nature, celle des sciences expérimentales, qui n’exclue en rien le discours théologique. Il s’agit en définitive, dans le chef de Bacon, de délimiter les domaines de connaissance sans les opposer, mais en visant une collaboration, ou une écoute réciproque et respectueuse, dans la construction d’un savoir global.

Aussi, invitant son lecteur à parcourir le « petit globe du monde intellectuel »3 ou état des lieux de la connaissance générale, Bacon emmène avec lui deux guides : les Écritures et les créatures nécessaires pour comprendre les premières. Ces deux guides représentent deux types de connaissance : « l’interprétation de la nature fondée sur le livre du monde et l’interprétation de l’Écriture fondée sur les textes sacrés. »4 Bien avant Descartes, l’épistémologie baconienne fonde la séparation du savoir humain (la science) du savoir sacré (la théologie), dont les finalités, bien que différentes, ne s’opposent nullement. La première, en effet, enseignée par la méthode expérimentale, montre ce qui est utile à connaître pour la vie de l’homme, la seconde dévoile par la foi la volonté de Dieu. Ainsi « la théologie n’a pas d’autorité en matière de science, car elle n’a pas une visée spéculative, mais morale. »5 De plus, dépassant les limites des savoirs imposées par les grecs6, Bacon présente un monde ouvert où beaucoup de choses restent encore à découvrir. Comme le remarque Chantal Jaquet, « l’inventaire de ce qui a été fait importe moins que le programme de ce qui reste à faire. »7

Et ce programme, Bacon le subdivise en trois domaines, ou tripartition épistémologique, régis par trois facultés distinctes : L’histoire ou le royaume de la mémoire, la poésie où règne l’imagination, et la philosophie où préside la raison. Cette tripartition correspond en outre à l’ordre qui prévaut dans la construction de toute connaissance8.

Je ne vais pas, dans le cadre de ce court article, développer l’ensemble du « petit globe du monde intellectuel » de Bacon, très intéressant au demeurant, mais j’insisterai seulement sur deux aspects qui me paraissent essentiels pour comprendre combien la pensée transhumaniste ne s’inscrit nullement en rupture avec la pensée occidentale, mais au contraire constitue tout à la fois un « lieu commun » et un « aboutissement logique » de ce qui se construit progressivement à partir de ce XVIIème siècle.

Le premier élément sur lequel je voudrais m’arrêter est le rôle fondamental et unique dans l’histoire de la philosophie, de l’imagination et de la poésie, ou de la fiction, dans la construction du savoir. Finalement la fiction poétique est certes une « mémoire qui exagère »9, mais tout de même une science « rêvée » qui véhicule un savoir véritable. C’est pourquoi Bacon « lui attribue la deuxième place dans l’ordre des sciences et ne variera pas sur ce point »10, ne la distinguant de l’histoire qu’en ce qu’elle est feinte. Par ailleurs, ce n’est pas le style qui définit la poésie, mais le sujet qui est fictif et dont le rôle social est de former un être moral, par l’exemplarité du héros, et politique en jouant « de la peur et de l’espérance contre les passions hostiles au maintien de la société »11. La poésie s’avère ainsi plus efficace que la philosophie en ce qu’elle permet l’articulation entre la pensée et l’action ou, en termes baconiens, entre la philosophie spéculative et la philosophie opératoire. Mais il y a plus. Pour le penseur anglais, l’imagination, non seulement permet l’activité de la raison, mais elle est aussi « la messagère de la nature » en ce qu’elle permet de scruter ses secrets et d’inventer de nouvelles voies d’investigation. L’imagination est au fondement de l’innovation technologique et, par conséquent, du renouvellement des sciences. Ainsi, la science baconienne se fonde sur une « rêverie », une irrationalité poétique pourrait-on dire, qui ne maîtrise ni son origine, ni ses conséquences, et ceci est capital pour notre propos. En d’autres termes, imaginé une société régie par la science pour le bien de l’homme n’est ni plus ni moins qu’un postulat, rêvé et nullement assuré, qui assigne au développement scientifique un progrès favorable à l’homme. Mais si, chez Bacon, l’imagination n’est pas maîtresse de la raison, mais sa « servante » (c’est à cette dernière, en effet, à savoir la raison, de donner son assentiment aux impulsions de la première, l’imagination qui, corrélativement, doit toujours se soumettre à la rationalité philosophique), on ne retrouve pas cette double articulation dans le discours transhumaniste où subsiste étrangement le risque de voir la force fictionnelle entraîner la volonté et supplanter la raison elle-même, en direction d’un narcissisme primaire, celui des satisfactions hallucinatoires infantiles. Ainsi le « futur plus heureux » imaginé ou halluciné (?) par les transhumanistes s’accompagne très souvent d’un oubli coupable et dangereux : les modifications irréversibles apportées à l’être humain conduiront inéluctablement à la fin de l’homme biologique au profit d’un homme hybride, le Cyborg ! En définitive, et à l’opposé de ce qu’affirment les transhumanistes, le transhumanisme est profondément un anti-humanisme puisque sa finalité est clairement le dépassement ou la sortie de l’humain ! La fiction ne l’emporte-t-elle pas sur la raison ? La raison aura-t-elle la force de s’opposer à la sidération aveuglante suscitée par la puissance technologique mise en exergue dans la fiction transhumaniste ? Rien n’est moins sûr…

Le second élément, qui fait du penseur anglais la source d’inspiration incontournable de la pensée transhumaniste, est le projet de Bacon tout entier contenu dans la fiction La Nouvelle Atlantide. Ici l’auteur fait œuvre de science fiction et imagine une société entièrement régie par la science, utile et profitable au progrès de l’homme, en ce compris l’évolution morale stigmatisée par le nom de la ville, Bensalem, Fils de la Paix. Véritable « scientocratie », on assiste à une laïcisation du sacré où le savant se revêt d’une fonction sacerdotale offrant un salut aux hommes par des moyens humains. C’est que l’universalité de la vérité n’est plus à chercher du côté des religions ou systèmes philosophiques post-socratique marqués par la limite, mais dans la connaissance des lois de la nature que nous dévoilent les sciences et que mettent en pratiques les techniques de modification et d’amélioration des espèces (plantes, animales). Le but ainsi dévoilé de la philosophie baconienne est de « plier en quelque sorte la nature pour approprier ses opérations à l’avantage et à l’utilité du genre humain. »12 L’imaginaire technoscientifique, stimulant la curiosité, est à l’origine de la science expérimentale qui seule « tranchera et discriminera ce qui marche et ce qui ne marche pas. »13 Il n’y a pas de limite à cette investigation de la nature qui toujours recèle des secrets à dévoiler. C’est pourquoi, chez Bacon, la technique n’est pas qu’utilitaire, elle est un mode de dévoilement, de connaissance. Elle donne à penser14 le fondement de la nature qui est mouvement15. L’homme participe ainsi à cette œuvre de progrès et de promotion du savoir et en cela répond à la volonté de Dieu.

Résumons-nous : après l’émancipation de l’homme du théocentrisme médiéval, par l’Humanisme de la Renaissance (Pic de la Mirandole), voici qu’advient le second moment tout aussi décisif pour l’avènement des thèses transhumanistes, à savoir une mise en demeure des connaissances de la Nature par la voie de la philosophie aristotélicienne et grecque en général instaurant une limite à la connaissance. On assiste, avec Bacon, à l’émergence d’une pensée scientifique autonome en quête de vérification empirique et, déjà, de maîtrise illimitée de la Nature en vue d’une opérationnalisation au service de l’amélioration de la condition humaine. Sa Nouvelle Atlandide est la conception imagée d’une société régie par la science dont pourrait rêver un transhumaniste. Et nous avons vu combien l’imagination est, pour Bacon, un facteur d’innovation dans la recherche scientifique et de prédiction quant à l’orientation possible et souhaitable de l’humanité. La théologie, quant à elle, est toujours présente, mais uniquement comme référent moral fondé sur les vérités révélées, encore incontestée sous la plume de Bacon. Mais la séparation entre science et théologie trouve ici son origine, à tout le moins, en termes de postulat et de manifeste. Le pas décisif sera effectué par René Descartes, marqué par l’affaire Galilée, qui introduira, par sa méthode philosophique et les mathématiques, une pensée mécaniciste de la Nature.

Désormais tout est en place pour la colonisation du vivant par la technologie et la science empirique. Une pensée philosophique exclusivement matérialiste ne devait pas tarder à apparaitre en Occident. Cette étape sera franchie au XVIIIème siècle en la figure de Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), soit moins d’un siècle après la mort de Descartes. Avec La Mettrie se développe une pensée où tout le vivant, en ce compris l’homme, est à jamais réduit à sa seule dimension matérielle et mécanique et où la pensée elle-même (la part spirituelle qu’avait tenté de sauver Descartes) n’est plus qu’un phénomène émergent de la matière. Le discours théologique est, dès ce moment, totalement discrédité dans une posture athée ouvertement affichée. La « scientocratie » imaginée par Bacon est en voie de réalisation. Mais son dialogue avec la théologie est à jamais brisé. C’est ce personnage incontournable dans l’évolution de la pensée occidentale, fondateur du matérialisme philosophique français, que je vous propose de découvrir dans le prochain article.


 

P. Marie-Pravin ERTZ.


 

1 Fattori, M. (2012), Études sur Francis Bacon, Paris : PUF, p. 249.

2 « Face aux théologiens et aux hommes d’Église qui estiment que la science fait enfler et que le désir de savoir est la cause du péché, Bacon, dès ses premières œuvres, entreprend une réhabilitation de la connaissance en retournant contre ses détracteurs les enseignements de la Bible eux-mêmes. Il légitime la recherche du savoir en montrant qu’elle ne nuit nullement à la foi et qu’elle est l’expression de la volonté de Dieu » (Jaquet, C., [2010], Bacon et la promotion du savoir, Paris : PUF, p. 5).

3 Bacon, F. (1991), Du progrès et de la promotion des savoirs, avant-propos, traduction et notes par Michèle Le Dœuff, Paris : Gallimard, p. 292.

4 Jaquet, C. (2010), ibid., p. 9.

5 Jacquet, C. (2010), ibid., p. 11.

6 « Dans son hostilité à l’égard de Platon et des Grecs post-socratiques, Bacon (…) se définit comme celui qui cherche à se dégager des limites de la philosophie grecque, ou à émanciper la pensée des limites posées par cette philosophie. » (Bacon, F. [1983], La Nouvelle Atlantide, suivi de Voyage dans la pensée baroque, par Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera, Paris : Payot, p. 121).

7 Jaquet, C., Ibid., p. 13.

8« À l’origine des choses intellectuelles, figurent les impressions des sens qui sont comme la porte de l’entendement. Ces impressions se gravent dans la mémoire, puis ‘l’âme humaine les examine et les rumine’. Elle peut alors simplement les recenser, ou bien les imiter par jeu, ou encore les digérer en les composant et en les divisant. L’âme dispose donc de ces trois facultés, la mémoire qui recense, l’imagination qui imite et la raison qui digère, en combinant les impressions. » (Jaquet, C., ibid., p. 26).

9 Jaquet, C. (2010), ibid., p. 93.

10 Jaquet, C. (2010), ibid.

11 Jaquet, C. (2010), ibid., p.106.

12 Formule de Bacon citée par Le Dœuff, M., et Llasera, M. (1983), La Nouvelle Atlantide, ibid., p. 172.

13 Le Dœuff, M., et Llasera, M. (1983), ibid., p. 194.

14 « Les ars mécaniques m’intéressent peu en eux-mêmes (…), ce qui m’intéresse, c’est la contribution que ces choses apportent à la philosophie. » (Bacon cité par Le Dœuff, M., et Llasera, M. [1983], La Nouvelle Atlantide, ibid., p. 216).

15 « Pour utiles qu’elles soient, les machines de Bensalem sont d’abord des instruments qui permettent de comprendre le phénomène du mouvement. » (Le Dœuff, M., et Llasera, M. [1983], La Nouvelle Atlantide, ibid., p. 216).