Centre d'Étude du Futur

C’est dans le cadre de la seconde Guerre Mondiale et de l’étude de l’amélioration de la défense antiaérienne contre la force allemande en matière d’aéronautique que Norbert Wiener s’intéressa à la mathématique des trajectoires prédictives des appareils de tirs et à la notion de rétroaction comme système autorégulateur[1]. Il était question d’informations à émettre et à recevoir, de communication nécessitant une théorie statistique de la quantité d’information[2]. Cette dernière notion se rattachait nécessairement à celle d’entropie puisque,

« tout comme la quantité d’information dans un système est la mesure de son degré d’organisation, l’entropie d’un système est la mesure de son degré de désorganisation ; l’un est simplement le négatif de l’autre. »[3]

Initiant une interdisciplinarité entre les sciences de la machine et du vivant[4], ces deux domaines faisant appel à un système de communication de l’information et de rétroaction ainsi qu’à la mécanique statistique, Norbert Wiener fonda en 1947, avec le Dr. Arturo Rosenblueth[5], la Cybernétique (χυβερνήτης ou pilote) dont le but était, selon ses propres termes,

« de développer un langage et des techniques qui nous permettent effectivement de nous attaquer au problème de la régulation des communications en général… (et de lutter) contre la tendance de la nature à détériorer l’ordonné et à détruire le compréhensible ; la tendance (…) de l’entropie à s’accroître. »[6]

Si le terme Cybernétique faisait expressément référence aux études de Clerck Maxwell sur le gouvernail[7], cette nouvelle science[8] s’inscrivait également dans une longue tradition, séculaire

(l’homéostasie[9]). Elle permettait également de comprendre, de manière totalement inédite jusque là, les maladies organiques telles que la maladie du Parkinson[10], les troubles mentaux fonctionnels (schizophrénie, maniaco-dépression, paranoïa[11]), de même que l’interaction inéluctable et croissante entre l’homme et la machine, selon une intuition remarquable de l’auteur[12]. L’idée d’une analogie entre le fonctionnement des êtres vivants (animaux et humains) et des automates numériques était renforcée, notamment, par la similitude du système de communication de type binaire (machine numérique : 1 – 0 ; neurones : décharge – repos[13]) et par la capacité de développement de la mémoire comme de l’apprentissage par le truchement d’un conditionnement[14]. Ainsi le calculateur moderne ultrarapide se confondait avec le cerveau et son système nerveux[15], offrant à son endroit un énorme espoir en matière médicale dans le domaine des prothèses « pour les membres perdus ou paralysés »[16].

Mais déjà le fondateur de la Cybernétique percevait le danger que recelait une telle proximité : la dévaluation du cerveau humain[17]. D’où la nécessité de faire en sorte qu’un

« large public comprenne la tendance et l’orientation du présent travail, et de confiner nos efforts personnels aux domaines, tels que la physiologie et la psychologie, qui restent relativement éloignés de la guerre et de l’exploitation. »[18]

L’unique protection contre un danger réel réside donc, selon Wiener, dans le champ limité d’application de la Cybernétique et le partage social des connaissances afin d’éviter qu’une telle science ne se concentre « entre les mains des moins scrupuleux ». Et l’auteur de rajouter avec une sincérité on ne peut plus sombre :

« j’écris en 1947 et me sens obligé de dire que c’est un espoir bien mince »[19].

La réception de la Cybernétique ne laissa de provoquer l’imaginaire des penseurs, même en matière de gouvernance future. Il n’est qu’à considérer ce qu’écrit le Père Dubarle, Dominicain, dans Le Monde du 28 décembre 1948 :

« Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait suppléer – pour le bien ou pour le mal, qui sait ? – l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique (…). La machine à gouverner définirait alors l’État comme le meneur le plus avisé sur chaque plan particulier et comme l’unique coordinateur suprême de toutes les décisions partielles (…). En dépit de tout ceci, heureusement peut-être, la machine à gouverner n’est pas tout à fait pour un très proche demain. »[20].

Et Wiener de commenter :

« Son réel danger (de la machine à gouverner)…est que de telles machines (…), puissent être utilisées par un être humain ou un groupe d’humains pour accroître leur contrôle sur le restant de l’humanité, ou que des dirigeants politiques tentent de contrôler leurs populations au moyen non des machines elles-mêmes, mais à travers des techniques politiques aussi étroites et indifférentes aux perspectives humaines que si on les avait conçues, en fait, mécaniquement (…). La domination de la machine présuppose une société aux derniers stades de l’entropie croissante, où la probabilité est négligeable et où les différences statistiques entre individus sont nulles. Nous n’avons pas encore, heureusement, atteint un tel état. »[21].

En définitive, la Cybernétique, au temps de sa fondation, comportait encore une part d’ambiguïté fondamentale. Si le but poursuivi et avoué était bien celui de construire une science de l’homme et de la société, à partir d’une mathématique sociale mécaniciste, fondée sur une physique probabiliste appliquée à l’étude des messages et des dispositifs de communication comme principale caractéristique du vivant, il n’en demeurait pas moins une conscience aiguë de l’impossibilité d’une inférence statistique vu l’impuissance de la machine à prédire toutes les situations humaines possibles par manque de capacité dans le traitement de toutes les données probables[22].

Et Ronan Le Doux de commenter,

« Si les sciences sociales sont à la fois concernées mais pas prêtes pour la modélisation cybernétique (…) ; si pas de mathématisation vaut mieux que de faire illusion avec des outils inadaptés (…) ; et si, enfin, l’absence de mathématique est synonyme de métaphysique ; alors, du point de vue même de Wiener, cela condamne la cybernétique, au moins pour un certain temps, à comporter une part intrinsèque de ‘métaphysique’ »[23].

Ainsi la perspective d’une cybernétique totale n’est pas inconcevable selon Norbert Wiener. Mais son avènement marquera le terme de la vie de notre espèce, voire de l’univers dans son ensemble engloutis alors dans une refonte, un désordre ou une indifférenciation totale. N’est-ce pas ce que le monde, depuis 2020, est occupé à vivre ?…

 

P. Marie-Pravin ERTZ

 


[1]     C'est-à-dire que « lorsqu’on souhaite qu’un mouvement suive une certaine évolution, la différence entre cette évolution et le mouvement effectivement accompli est utilisé comme une nouvelle donnée permettant de rapprocher le mouvement à réguler du mouvement prescrit. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, Paris : Seuil, p. 63. (1ère édition 1948).

[2]     Wiener, N. (2014), ibid., p. 69.

[3]     Wiener, N. (2014), ibid.

[4]     « Des années durant, Rosenblueth et moi-même avons partagé la conviction que les lieux les plus féconds pour le progrès des sciences étaient ceux délaissés comme autant de no man’s lands entre domaines établis (…) Le mathématicien n’aurait pas besoin d’être habilité à conduire une expérience en physiologie, mais devrait avoir les moyens de la comprendre, de la critiquer, et d’en proposer une lui-même. Le physiologiste n’aurait pas besoin d’être compétent pour prouver tel théorème mathématique, mais devrait être en mesure de saisir sa signification physiologiste, et d’indiquer au mathématicien dans quelle direction il doit chercher. » (Wiener, N. [2014], ibid., p. 56, 58).

[5]     Professeur de médecine à l’école de Médecine de Harvard, avant d’être nommé à l’Institut National de Cardiologie à Mexico en 1944.

[6]     Wiener, N. (2014), Cybernétique et société. L’usage des êtres humains, Lonrai : Seuil, p. 49.

[7]     « En choisissant ce terme, nous voulons reconnaître que le premier article significatif sur les mécanismes de rétroaction est un article sur les gouvernails publiés par Clerk Maxwell en 1868, et que le gouvernail provient d’une corruption latine de χυβερνήτης. Nous souhaitons aussi rappeler que les appareils de pilotage de navire sont l’une des formes les plus anciennes et les plus perfectionnées de mécanisme de rétroaction. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 70-71.)

[8]     Dans la préface à la seconde édition de cet ouvrage, en 1961, Wiener affirme : « Je crois que le moment est désormais venu de reconsidérer la cybernétique, non plus seulement comme un programme devant être poursuivi, mis comme une science établie. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 345).

[9]     « …notre économie interne contient vraisemblablement un ensemble de thermostats, de commandes automatiques de concentration en ion hydrogène, de régulateurs et autres, qui conviendraient à une grande usine chimique. On sait qu’ils forment tous ensemble notre mécanisme homéostatique. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 216).

[10]   « C’est l’une seulement des maladies des rétroactions posturales, nombre d’entre elles devant provenir de parties défectueuses du système nerveux localisées de façon très diverses. L’une des grandes tâches de la cybernétique physiologique consiste à débrouiller et à isoler les localisations des différentes parties de ce complexe de rétroactions volontaires et posturales. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 206).

[11]   « Il n’y a donc rien de surprenant à considérer fondamentalement les troubles mentaux fonctionnels comme des maladies de la mémoire, de l’information circulante conservée par le cerveau à l’état actif, et de la perméabilité au long terme des synapses. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 265).

[12]   « La thèse de ce livre est que la société ne peut être comprise que par une étude des messages qu’elle contient ; et que dans le développement futur de ces messages et de ces dispositifs, les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme et entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant.» (Wiener, N. [2014], Cybernétique et société, ibid., p. 48).

[13]   « Fait remarquable, les systèmes nerveux des humains et des animaux, connus comme capables du travail d’un système calculateur, contiennent des éléments idéalement adaptés pour se comporter comme des relais. Ce sont les neurones, ou cellules nerveuses. Bien qu’ils manifestent des propriétés plutôt compliquées sous l’influence de courants électriques, dans leur action physiologique ordinaire ils se conforment très étroitement au principe du ‘tout ou rien’ ; soit ils sont au repos, soit ils déchargent en passant par une série de modifications à peu près indépendantes de la nature et de l’intensité du stimulus. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 225).

[14]   « Rien dans la nature d’une machine à calculer ne lui interdit de manifester des réflexes conditionnés (…). Par exemple, de faire qu’un message destiné à la mémorisation modifie de façon permanente ou semipermanente la polarisation de grille d’un ou plusieurs tubes à vide, et altère ainsi la valeur numérique du nombre des impulsions qui déclenchera le ou les tubes. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 240).

[15]   « Cela fait longtemps que le calculateur moderne ultrarapide m’a clairement semblé être dans son principe un système nerveux central idéal pour un dispositif de commande automatique ; et que ses entrées et sorties n’ont pas besoin de prendre la forme de nombres ou de digrammes, mais pourraient très bien être, respectivement, les indications d’organes sensoriels artificiels, tels des cellules photoélectiques ou des thermomètres, et les performances de moteurs ou de solénoïdes. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 92).

[16]   Wiener, N. (2014), La Cybernétique, ibid., p. 90.

[17]   « La révolution industrielle moderne est pareillement à même de dévaluer le cerveau humain, au moins dans ses décisions les plus simples et les plus routinières. » (Wiener, N., La Cybernétique, ibid., p. 94).

[18]   Wiener, N. (2014), La Cybernétique, ibid., p. 95.

[19]   Wiener, N. (2014), La Cybernétique, ibid., p. 95-96.

[20]   Le Père Dubarle, cité par Wiener, N. (2014), Cybernétique et société, ibid., p. 204-205.

[21]   Wiener, N. (2014), Cybernétique et société, ibid., p. 206-207.

[22]   « Je viens de parler d’un domaine (celui de la communication dans le système social) pour lequel mes attentes concernant la cybernétique sont clairement tempérées par la compréhension de la limitation des données que l’on peut espérer obtenir. » (Wiener, N. [2014], La Cybernétique, ibid., p. 90).

[23]   Le Doux, R. (2014), Introduction et société au XXIe siècle, dans Wiener, N. (2014), Cybernétique et société, ibid., p. 20-21).