Centre d'Étude du Futur

Au terme des différents articles précédemment publiés sur les auteurs aux sources du Transhumanisme[1], auteurs auxquels se réfèrent les transhumanistes rencontrés personnellement sur le terrain, on ne peut que constater combien ce parcours historique éclaire d’une lumière toute autre cette idéologie qui, au départ, pouvait nous sembler en rupture radicale avec tout ce qui la précède. En  réalité, nous sommes en mesure de comprendre maintenant combien elle ne recèle rien de fondamentalement neuf dans l’histoire de la pensée occidentale, mais s’inscrit au contraire au centre même de l’imaginaire et du projet de l’homme Moderne. Il apparaît clairement que ce que nous considérions comme une nouveauté radicale, dans l’histoire de l’Humanité, n’est en définitive qu’un « lieu commun » pour la pensée de l’Occident depuis la Renaissance. Car, tout semble déjà présent dans l’œuvre de fiction de Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide où il était question de maîtrise de la nature et de modification des espèces par l’acte scientifico-technique de l’homme, sur fond d’auto-détermination de son propre devenir (Pic de la Mirandole). Ainsi, le transhumanisme n’est que le développement progressif d’un imaginaire fictionnel dont le geste premier fut celui de l’émancipation du théocentrisme médiéval par l’œuvre de Pic de la Mirandole. Ce geste fut celui de l’avènement de la dignité humaine qui caractérisa l’Humanisme renaissant. Aussi, à partir de Bacon, chaque auteur apportera sa pierre à l’édifice qui formera le

 

Transhumanisme contemporain.

Descartes apporta la conception mécanique de la Nature, en ce compris du corps humain comparé à la mécanique d’une horloge. La Mettrie élargit ce concept mécanique à l’ensemble de la nature : plantes, animaux, hommes, dans une sorte de continuum qui préfigure en quelque sorte la théorie de l’évolution darwinienne, et en éliminant le dualisme cartésien. Il fit de la pensée humaine, ou de l’âme, un phénomène émergeant de la matière. À ce matérialisme philosophique, Condorcet ajouta la touche mathématique et statistique au cœur des sciences humaines annonçant, par la mathématisation probabiliste du vivant, l’œuvre de Wiener, mais aussi, selon une méthode de prédiction statistique, un temps où l’homme ne mourrait plus de mort naturelle. Cette évolution mathématique et statistique de l’homme s’inscrivait dans une perspective « transformiste » lamarckienne des êtres vivants, préparant la grande révolution de Darwin en sa théorie de l’évolution des espèces et de la sélection naturelle. Mais le naturaliste anglais constatait également combien la culture soustrayait partiellement l’homme de l’emprise de la sélection naturelle et de la domination des lois de la Nature. Les plus faibles pouvaient, en effet, survivre à la faveur d’une action collective, culturelle, de protection et de neutralisation des lois de la Nature. La culture se présentait dès lors déjà comme lieu d’une domination de l’homme sur la Nature. La Cybernétique, enfin, apporta l’outil de la convergence des sciences biologiques et mathématique, par le truchement de la physique probabiliste, qui favorisa le rapprochement de plus en plus étroit et inéluctable, parce qu’empiriquement fondé, de l’homme et de la machine.

Si la mécanisation progressive du vivant, dont l’aboutissement est le transhumanisme contemporain, apparaît de plus en plus comme un « lieu commun » de la pensée occidentale depuis la Renaissance, il semble également que cela ne pouvait se faire qu’à la faveur d’une méthode épistémologique que l’on pourrait à bon droit qualifier de « déconstructive ». Cette méthode déconstructive, initiée par Descartes dans son Discours (1637), mais déjà mise en route par Pic de la Mirandole dans le déplacement du théocentrisme vers l’anthropocentrisme, et par Bacon dans sa déconstruction des philosophies grecques qu’il nomme d’ailleurs « idoles du théâtre », est en réalité à l’œuvre à chaque étape de l’histoire de la pensée qui suit et prolonge le Discours. On peut donc considérer la « déconstruction » comme la caractéristique principale de la pensée moderne.

En outre, l’aboutissement de la méthode du Discours, la phase « déconstructive », se présente de moins en moins comme un geste de « décentrement » subjectif, en vue d’une appréhension plus objective du réel, mais au contraire comme un acte fabuleux de « recentrement » sur soi et une affirmation de soi que l’on pourrait qualifier d’« égotique » ou d’« individualiste ». Car la méthode cartésienne, qui divise la difficulté et déconstruit le problème, méthode analytique par excellence, aboutit nécessairement et logiquement à la découverte d’un noyau dur non-déconstructif (l’ego), ou non-divisible (l’in-dividu) à partir duquel le monde va se reconstruire. La « déconstruction méthodique » fait donc place à une « reconstruction égotique » ou « individualiste », c'est-à-dire fondée uniquement sur le soi indivisible (ego), point focal et ultime de l’analyse et moment fondateur de l’avènement du sujet et de l’individualisme occidental. Mais il y a plus. La « reconstruction égotique » se présente comme un fabuleux acte de projection de l’ego lui-même sur son environnement. Le geste de « reconstruction », geste créateur par excellence, devient alors un geste « révélateur » de l’imaginaire du sujet que l’on peut à bon droit étudier comme voie de connaissance de ce qui habite et structure le monde intérieur de l’homme.

A cette étape de ma réflexion, au cours de mon étude de terrain sur l’idéologie transhumaniste, je ne pouvais qu’émettre des suppositions, des hypothèses qu’il me fallait vérifier par les données du terrain et de mes lectures. Ce sont ces deux étapes que je me propose de vous relater dans mes prochains articles. Mais dès à présent il nous est loisible de conclure ceci : l’Humanisme de la Renaissance, en tant que moment de recentrement sur le sujet, constitue par excellence « le geste ‘égotique’ de la pensée occidentale ».

 

P. Marie-Pravin ERTZ

 

[1]     Voir les articles du le site du Centre d’Étude sur Futur : http://www.centre-etude-futur.eu/