Centre d'Étude du Futur

« L'âge de notre gentilhomme approchait de cinquante ans. Il était vigoureux, robuste, d'un corps sec, d'un visage maigre, très matinal et grand chasseur...

 Lorsque notre gentilhomme était oisif, c'est-à-dire les trois quarts de la journée, il s'appliquait à la lecture des livres de chevalerie avec tant de goût, de plaisir qu'il en oublia la chasse et l'administration de son bien. Cette passion devint si forte, qu'il vendit plusieurs morceaux de terre pour se former une bibliothèque de ces livres...

 Cette continuelle lecture et le défaut de sommeil lui desséchèrent la cervelle : il perdit le jugement. Sa pauvre tête n'était plus remplie que d'enchantements, de batailles, de cartels, d'amours, de tourments, et de toutes les folies qu'il avait vues dans ces livres...

 Bientôt il lui vint dans l'esprit l'idée la plus étrange que jamais on ait conçue. Il s'imagina que rien ne serait plus beau, plus honorable pour lui, plus utile à sa patrie que de ressusciter la chevalerie errante, en allant lui-même à cheval, armé comme les paladins, cherchant les aventures, redressant les torts, réparant les injustices...

 Enfin, il se nomma don Quichotte... Il voulut aussi s'appeler « don Quichotte de la Manche », pour faire participer son pays à la gloire qu'il acquerrait... »

Pareils extraits proviennent du premier chapitre de ce livre célèbre écrit par Cervantès. Le récit se composait à l'origine de deux parties distinctes, publiées à dix ans d'intervalle (1605 – 1615).

C'est l'histoire d'un homme qui refuse radicalement l'époque dans laquelle il lui faut vivre. Son imagination, faussée par la lecture de nombreux romans, lui construit alors un monde fictif. De fait, ce rêveur halluciné nie toute réalité, s'engouffre dans une utopie délirante.

D'abord, pour mieux s'arracher au présent, le monde de naguère lui paraît admirable. Il réinvente un autrefois où se cultiveraient noblesse de cœur, justice, bravoure. Ensuite, afin de concrétiser son fantasme, il crée, de toutes pièces, adversaires dangereux et justes causes à défendre. De sorte que ce passé, magnifié parce que non vécu, se trouve maintenant devant lui, à sa portée. Dès lors, un troupeau de moutons se transforme en armée menaçante, les moulins à vent deviennent de féroces géants, des paysannes sont princesses à secourir, ...

            En racontant de telles aventures rocambolesques, notre auteur espagnol a peut-être voulu dépeindre l'un ou l'autre de ses contemporains. Certes, le trait s'avère particulièrement forcé. Cependant, si la nostalgie verse rarement ainsi dans le trouble mental, elle peut quand même produire d'énormes mensonges. Et ceux-ci, débutent par un « Avant, c'était mieux !». Affirmation péremptoire, prospérant dans les époques où règne une grande confusion.

            En ce début du 17e siècle, artillerie et mousquets remplaçaient de plus en plus les combats à l'épée. Désormais, dans toute bataille, l'issue dépendait davantage d'une technologie militaire, et nettement moins de la vaillance des belligérants. Par conséquent, pour vaincre l'ennemi, mieux valait penser en tacticien plutôt que d'exalter le sublime du panache.

D'autre part, la récente découverte de continents jusqu'alors inconnus apportait régulièrement son lot de surprises. Ailleurs, on vivait autrement ! Ce qui, là aussi, bousculait bien des us et coutumes.

Ces contrées lointaines fournissaient également denrées nouvelles, produits exotiques, métaux précieux. Dès lors, le commerce maritime procurait une importante source de profits. Peu à peu la prépondérance glisserait des mains de la noblesse, car la fortune ne résiderait plus dans les propriétés foncières. Maintenant se bâtissait un pouvoir différent : celui des riches bourgeois, de ces marchands aux coffres remplis d'or.

            Lorsque maints repères traditionnels commencent à s'effacer, l'angoisse existentielle s'installe. Pareil phénomène sévissait vraisemblablement en ce siècle incertain dans lequel évoluait Cervantès. Son Don Quichotte serait alors caricature loufoque dénonçant un désarroi bien connu. Celui qui pousse nombre de gens à craindre la nouvelle donne, à repeindre un temps jadis sous des couleurs avantageuses, à rêver le retour de ce décor ancien.

L'époque actuelle se trouve, elle aussi, devant l'un de ces carrefours vitaux. En effet, notre société n'en finit pas de se décomposer. Toutefois, pareil déclin ouvre des routes vers tous les possibles. Or, parmi ces directions qui nécessitent un choix, il y a cet horizon montrant un monde meilleur. Mais, beaucoup refusent d'aller de l'avant avec hardiesse. Très vite, ceux-là succombent à l'envie de rebrousser chemin.

 

 La genèse du problème

           

            On parvient à faire d'un peuple une foule moutonnière, en agissant sur la part inconsciente des cerveaux. Pour régner sur de nombreux sujets dociles, il faut circonvenir soit le « surmoi » soit le « ça », tous deux profondément enfouis dans le psychisme de chacun.

                Avec l'apparition des États, voici environ 10.000 ans, asservir les individus consistait essentiellement à stimuler au maximum leur « gendarme intérieur », leur « surmoi ».

Dès le plus jeune âge, obéir scrupuleusement aux sévères commandements inculqués, obligeait à refréner les passions qui indisposaient pouvoirs temporel et spirituel. Tous devaient endiguer ces tendances dont la satisfaction, selon les tabous en vigueur, « dégradait l'être humain ». Dans ce but, des lois prévoyaient de sévères sanctions, lesquelles pouvaient même conduire à l'échafaud, voire au bûcher.  

En outre, l'une ou l'autre religion, au service des puissants, veillait à répandre la terreur d'un tribunal post-mortem. En effet, c'est dans l'au-delà que s'appliqueraient les tourments de l'enfer, pour avoir refusé d'étouffer de coupables appétits, pour avoir bafoué l'ordre social approuvé par le Ciel.

Ceci condamnait fondamentalement le « ça », convertissant de la sorte ce réceptacle d’impulsions instinctives en foyer de tentations démoniaques.

            Siècle après siècle, la contrainte exercée par les hiérarchies, croyances, prescriptions, entretenait une servilité générale. Car tous ces rois seigneurs, prêtres, officiers, patrons, contremaîtres... exigeaient actes de déférence, soumission, respect.

Mieux valait s'incliner si l'on voulait manger à sa faim, ou simplement survivre. Les mères apprenaient donc aux enfants à baisser le regard en présence des puissants, admettre leur tutoiement, mais employer le « vous » lorsque ceux-ci autorisaient la parole, accepter sans réagir mépris, humiliations, insultes. Il fallait aussi feindre une admiration béate, multiplier les sourires complaisants, s'exprimer avec prudence, dissimuler tout mécontentement.

La poigne du père parachevait le dressage. Authentique despote domestique, ce pater familias trônait en maître absolu sur la maisonnée. Appliqué dans son rôle, il infligeait remontrances, punitions, raclées, pour inculquer à sa progéniture la peur de l'autorité. Ce dictateur changeait ainsi ses descendants en lisses rouages d'une machinerie tyrannique. Et ceci pour leur bien, rejoignant en cela l'étouffante sollicitude maternelle.

            Seule la caste supérieure pouvait épancher ses pulsions sans craindre des représailles. De sorte que la grande masse des miséreux se devait d'étouffer orgueil, vanité, ambition. Même l'indispensable fierté, heureuse manifestation d'un instinct de dominance avantageusement équilibré, ne pouvait se faire connaître. Et cette humilité maladive des petites gens, au fil des millénaires deviendrait leur vertu cardinale.

Parce que fortement réprimée, l'appétence naturelle pour le sexe ajoutait plus de malheur encore à cette existence déjà fort pénible. De fait, grivoiserie, érotisme, pornographie, procréation hors mariage, adultère, rapports homosexuels, contraception, avortement, provoquaient la colère de censeurs pudibonds. Selon les époques, les lieux, cette vindicte permanente pouvait précipiter tout contrevenant dans l'opprobre générale, la répudiation familiale, des peines d'emprisonnement, une condamnation à mort. À cela, s'ajoutait la crainte d'une damnation pour l'éternité.

Le système économique imposé était celui de la subsistance, de l'extrême pauvreté. Dès lors, l'argent ne circulait que dans quelques mains. Une petite minorité s'activait certes pour accumuler, mais en essuyant le mépris du grand nombre. En effet, banquiers, prêteurs, usuriers, traînaient derrière eux des réputations de charognard. D'autant que les gouvernants discernaient, chez ces asociaux nécessaires aux quelques échanges commerciaux, un possible substitut à l'ordre établi. L'appât du gain, ultime avatar de l'instinct territorial, se voyait à peine toléré, puissamment vilipendé, et hautement circonscrit.

            Après la seconde guerre mondiale, contrôler le corps social se réaliserait par l'adoption d'une toute autre stratégie. Progressivement, chez nous, domestiquer les individus se ferait en privilégiant la manipulation, délaissant de ce fait l'antique coercition. Désormais, envies et convoitises deviendraient ressources pour assujettir les masses.

        À l'origine de ce revirement, se déployait une nouvelle oligarchie, marchande et financière. Laquelle avait d'abord besoin de prolétaires fabriquant maints produits pour des salaires dérisoires. Cantonnée dans les pays pauvres, cette main-d’œuvre sous-payée continuerait donc à ployer sous le joug des interdits coutumiers.

Cependant, il fallait également à cette mondialisation capitaliste de nombreux consommateurs solvables. Et ces derniers auraient pour vocation d'acquérir, au prix fort, ce qui avait été produit ailleurs à faible coût. Or, pareil gisement d'acheteurs potentiels se situait principalement dans les nations occidentales.

L'infantilisation des peuples du Nord allait donc se poursuivre, mais de manière totalement différente. Dans le mental contemporain, adviendrait, peu à peu, l'inédit étiolement du « surmoi », auquel répondrait une effarante apogée du « ça ». Il en résulterait cet être entièrement déterminé par le principe de plaisir. Soit un personnage aux réactions d'enfant gâté, particulièrement égotiste, narcissique, et dont l'unique révolte serait ce trépignement devant tout caprice contrarié. 

 

Créer des moutons qui se voudraient lions

 

            Partout, sévit cette propagande agressive qui veut rapetisser chaque citoyen, l'amoindrir en consommateur compulsif. De fait, maintenant il devient impossible d'échapper à l'offensive publicitaire. Chaque jour, des centaines de stimuli marchands capturent notre regard, assaillent yeux et oreilles. Arrivés à la vieillesse, c'est par dizaines de millions que nous pourrions compter ces directives ingurgitées de force.

La plupart succombent, obéissent à pareil monceau d'incitations quotidiennes, assimilent sans résistance ce moderne catéchisme normatif. Dès lors, la vie en société ne s'ancre plus du tout dans la solidarité, l'intérêt général, la modestie, le respect réciproque, la discipline personnelle, l'acceptation d'un destin particulier. Car, de nos jours, le système oblige à projeter une image de soi la plus valorisante possible. Une règle impérative, observée grâce à des achats, des produits, des avoirs.

Les singularités monnayables présentent, elles aussi, un excellent moyen de se mettre en scène. Une certaine habileté à pousser la chansonnette, jouer la comédie, envoyer balle ou ballon aux endroits désignés, ... convertit une personne en objet de grande valeur, la propulse comme exemple à suivre.

Désormais, pour le commun des mortels, il s'agira de se montrer, de s'exhiber, de parader. Mais, certainement pas de se grandir par une qualité d'être. Dès lors, beaucoup veulent ignorer croyances, morales, convictions, idéaux. Ceux-ci leur semblent en effet, plus contraignants que les regards méprisants, envieux ou admiratifs d'autrui.

            Le système fonctionne au bénéfice d'une minorité. Il faut donc à celle-ci l'appui constant du grand nombre. Dans ce but, le stratagème sera de faire admettre à la masse qu'elle jouit d'une totale liberté. Et, là encore, intervient la publicité. Car, avec elle, débute cette dangereuse illusion d'autonomie qui profite aux puissants.

C'est ainsi que - à titre exemplatif – le futur acheteur d'une auto pourra se croire maître absolu quant au choix de la marque, du modèle, de la cylindrée. Ceci, alors que le marché de l'automobile lui a déjà vendu l'impérieux besoin de se mettre derrière un volant. Et, que lui seront suggérés par la suite nombre d'arguments sournois. On peut ainsi développer l'excellent rapport qualité-prix d'un véhicule (l'appât du gain étant ici stimulé), ou encore vanter le standing produit par une voiture de prestige (instinct de dominance), voire insister sur cette volupté à conduire un engin puissant et doté d'une carrosserie sportivement effilée (soit un symbole phallique, sexuel) ... En finale, s'éliminera toute résistance à l'achat grâce à des rabais soi-disant momentanés, grâce à des séries prétendument restreintes parce que « réservées aux seuls vrais connaisseurs ».

            Bien que parfois prompte à dénoncer l'un ou l'autre scandale, la presse ne pourra jamais nous libérer de l'emprise publicitaire. Qu'un grand quotidien s'insurge contre la « réclame », qu'il en vienne à bannir de ses pages ce lavage de cerveau permanent, et c'est pour lui la ruine assurée. Sans cette manne opportune procurée par les gros annonceurs, qui sont le plus souvent acteurs principaux de l'économie mondialisée, la plupart des journaux se verraient conduits à la faillite.  

Les très riches ne se contentent nullement d'imposer ces publicités qui augmentent leur fortune. En réalité, ils veulent bien davantage que ce contrôle indirect exercé sur la population. Sachant que le maintien d'un pouvoir dépend du consentement général, ils s'évertuent à propager massivement l'idéologie néolibérale. Étendre leur mainmise sur toute l'information disponible, pour eux devient alors objectif prioritaire.

            Radios et télévisions débutèrent pourtant comme monopole d’État. En ce temps-là, les gouvernements pensaient que l'intérêt d'un pays commandait d'élever le niveau culturel de chaque citoyen. Dans la même optique, les nouvelles étaient présentées d'un ton neutre, mesuré, qui excluait tout débordement émotif. De plus, chaque message à destination du public se voyait scruté avec attention, s'analysait selon les mœurs rigides de l'époque. 

Au fil des années, importants groupes d'intérêts et puissances d'argent s'approprièrent presque tous les médias. Désormais, on pourrait quasiment tout dire, écrire, montrer, pour autant que pareil brouhaha génère un maximum d'audience. Or, au sein d'une telle apparente confusion, l’engeance affairiste diffusait en catimini ces dogmes qui allaient graduellement imprégner les esprits.

             Puisqu'il détient un quasi monopole sur la communication, le pouvoir impose sa traduction exclusive des actualités, des événements, de tout ce qui fait la marche du monde. Il déforme la réalité et, à partir de là, dicte sa façon d'envisager l'existence.

Insidieux, il chuchote inlassablement ce nous devons être, comment il faut se comporter. Aussi, ses louanges vont-elles à ceux qui mettent tout en œuvre pour réussir. Des entrepreneurs, dont l'ambition les exhorte à enrichir, pour mieux le négocier, un capital d'aptitudes personnel. Grâce à quoi les performants se distancieront des perdants, de ceux qui ne peuvent guère consommer.

Déjà prisonnier de passions sans mesure, d'un « moi » hypertrophié, du verdict de l'opinion, l'être standardisé des temps présents doit en sus batailler dans une guerre de tous contre tous. Le nouvel esprit grégaire en effet, enjoint de se mettre en avant, oblige à se valoriser au préjudice de multiples concurrents. Or, il s'agit-là d'un combat sans trêve aucune. Lorsqu'on se trouve jeté dans une telle rivalité permanente, baisser sa garde devient impossible. Sinon, parce que vaincu, faiblit aussitôt cette estime de soi ajustée au goût du jour, pervertie en gloriole puérile.

Toute entité sociétale bienveillante cherche à maximiser le bien-être de ses citoyens. En revanche, les conditionnements qui sévissent aujourd'hui amoncellent ces maux de circonstance : burn-out, insatiabilité, égoïsme, irresponsabilité, solitude, anxiété, amertume, assuétude, dépression.

 

Le conditionnement initial

 

            Au grand dam de Louis XIV, la mise en valeur d'un vaste territoire en Amérique du Nord semblait très mal engagée. Là-bas, et chaque année, plusieurs centaines de jeunes Français fuyaient leurs compatriotes pour s'en aller vivre chez les « sauvages ». Aussi, en 1673, le ministre Colbert signerait au nom du Roy une ordonnance particulièrement sévère. Ce décret, enjoignait au responsable de la colonie, le Comte de Frontenac, de faire savoir que, désormais, se verraient punis avec rigueur de tels fuyards, communément dénommés « coureurs de bois ».

            Pareil rejet de la « civilisation » toutefois, ne peut se qualifier d'événement exceptionnel. Il s'agit au contraire, d'un comportement endémique. Celui-ci se constate au fil des siècles, sur tous les continents. En réalité, un tel désaveu provient de cet irrésistible attrait pour un mode de vie tout à fait autre. Et ce denier, était celui pratiqué par ces lointains ancêtres qui ont peuplé notre planète. Soit une façon différente de faire société, à présent oubliée, laquelle s'est pourtant maintenue durant des dizaines de milliers d'années !

            Le groupe, aussi petit soit-il, réclame la mise en place d'une forme d'autorité. Sans cela, vivre ensemble peut s'avérer impossible. Certes l'individualisme est une appréciable qualité. À condition cependant, qu'il puisse se refréner de lui-même. Ce qui n'arrive pas toujours. Aussi doit-on pouvoir brider ses outrances, grâce aux limites décidées par la communauté, au moyen d'entraves approuvées de tous.

Le pouvoir quant à lui, agit en fonction d'appétits individuels sans frein. Car, même en prétendant se vouer au bien commun, il cherche inlassablement à dominer. Sa trajectoire habituelle l'entraîne en droite ligne vers l'abus, le mène dès lors à renier l'intérêt général.

C'est ainsi que, dès l'aube de l'Humanité, les sociétés « primitives » avaient naturellement choisi l'harmonie, en instituant le chef sans pouvoir. Non pas celui qui en sait plus que les autres, les dépasse, les commande, mais bien ce mandataire exprimant la volonté commune.

On le choisissait également pour sa détermination à servir l'entente. Par conséquent, il devait faire preuve d'empathie, d'une habileté à pacifier tout conflit, de cette diplomatie qui tempère les élans pulsionnels, d'une heureuse représentation du collectif dans ses contacts avec l'extérieur. Et, parce qu'il se trouvait sous perpétuelle surveillance, son influence (son autorité) dépendait uniquement de la satisfaction unanime.

Cette société de chasseurs-cueilleurs s'articulait de la sorte : sans dominants ni dominés, sans riches ni pauvres, sans hiérarchies, sans classes sociales.

            Chasse et cueillette nécessitaient au plus trois heures d'efforts quotidiens. Parce qu'abondant, le temps libre permettait alors de fabriquer armes et outils, d'initier les plus jeunes à cette vie en pleine nature, de se réunir pour maintes palabres favorables à la sociabilité.

Un nomadisme ponctuel évitait tout saccage vorace des ressources naturelles, favorisait leur renouvellement. Cette nourriture à portée de main, se composait de champignons racines, tubercules, baies, fruits et céréales sauvages, assurant ainsi une alimentation variée. À quoi s'ajoutaient les protéines animales, dispensées par un gibier lui aussi très divers.

Protéger faune et flore, pour éloigner d'éventuelles famines, s'accompagnait d'un contrôle des naissances. Généralement composées d'une centaine d'individus, ces petites bandes itinérantes se gardaient d'une surpopulation potentiellement dangereuse. Dès lors, allaitement prolongé des nourrissons et plantes aux propriétés contraceptives, ou abortives, favorisaient la viabilité du clan.  D'autre part, la minorité homosexuelle se situait comme pratique complémentaire pour entraver une trop forte natalité.

            Malgré toutes ces précautions, il y eut, çà et là, l'une ou l'autre importante dégradation du biotope, ou la soudaine prolifération de bouches à nourrir. Nombre de nomades se virent dès lors contraints à la sédentarité. Et, quelques 10.000 ans avant notre modernité, apparurent les cultures, les élevages. Or, domestiquer plantes et animaux, c'était verser dans un cycle de labeur intensif.

Au moyen d'outils très rudimentaires, il fallait défricher la forêt, extraire du sol les souches d'arbres, retourner une terre originellement compacte, planter des semences avec soin, arracher nombre de mauvaises herbes, récolter au bon moment, battre les épis moissonnés, construire des abris pour les grains. Quant au bétail, il exigeait de mêmes soins assidus et attentions permanentes.

Ces cultivateurs-éleveurs croyaient mettre la Nature à leur service. Mais celle-ci assujettissait ceux-là, car les enchaînant à de multiples corvées sans fin. Alors, sur ce terrain propice, sur une telle existence résignée, s'amorcerait plus tard le conditionnement de myriades d'êtres humains...

            De par leur sédentarité, les communautés agricoles constituaient une cible idéale. Des proies faciles donc, pour ces groupes de pillards qui ravageaient les réserves, emportaient le bétail, capturaient femmes et enfants pour en faire des esclaves. Jusqu'au jour, où certains pareils voleurs proposèrent leur protection. Cependant, ils exigeaient en échange quantités d'avantages pour eux-mêmes. Dès lors, à partir de cette offre mafieuse, de ce racket, débuterait une organisation coercitive qui affinerait son pouvoir siècle après siècle. De fait, l’État venait de naître.

            Les paysans ne trimaient plus pour assurer les seuls besoins de leur famille. Maintenant, ils devaient redoubler d'efforts, produire une nourriture excédentaire, fournir un surplus entièrement capté par une mainmise parasite.

Cette taxe alimentaire ne pouvait se percevoir qu'en changeant la façon de s'alimenter. Cultiver une  unique céréale, évitait en effet toute fraude aux dépens de ces maîtres autoproclamés. Car une future moisson se calculait à l'hectare cultivé, tout en sachant que la récolte s'activait à un moment précis. De même, le cheptel mettait bas lors des périodes propices, livrait son quota de viande d'après un calendrier prévisible. Et, bien sûr, ces planifications s'accompagnaient de contrôles réguliers. En conséquence, afin d'extorquer intégralement cet impôt en nature, surviendraient l'écriture et la bureaucratie.

            Avec le temps, ceux qui se trouvaient à la tête d'une puissance étatique archaïque, créèrent des dynasties, fondèrent des royaumes. Et, cherchèrent inlassablement à dilater leur prestige. Ce qui alourdissait les charges pesant sur la population. Outre le travail des champs, celle-ci devait en plus s'atteler à la construction de murailles, forteresses, palais, temples, mausolées, monuments,...

Beaucoup d'individus s'échappaient de semblables sociétés multipliant les contraintes. Ils rejoignaient aussitôt les chasseurs-cueilleurs encore présents dans les montagnes, déserts arides, forêts quasiment impénétrables. Aussi, une politique nataliste acharnée s'efforçait-elle d'accroître les effectifs de cette main-d’œuvre toujours prompte à prendre le large. Mais, c'est surtout grâce à la guerre que l'on obtenait des travailleurs dociles en suffisance. Vaincre une nation ennemie, procurait des prisonniers, destinait ces derniers à l'esclavage.

            Seul un dieu redoutable pouvait justifier ces expéditions militaires indispensables aux puissants. Une telle divinité, atténuait la peur de mourir au combat parce qu'elle récompensait les « braves tombés pour la patrie », leur accordait une éternelle félicité post-mortem. Par contre, subir nombre de châtiments dans l'au-delà, était punition méritée pour qui manquait à son « devoir ». La parole du prêtre sacralisait ainsi la conscription, le recrutement de tout homme valide, autorisait l'enrôlement forcé des petites gens.

            Fusionner oppression politique et religion terrifiante, cimentait l'ordre établi. Les pressions exercées par ce joug s'appréhendaient comme voulues par le Ciel, comme fatalité qu'il fallait subir avec courage. Dès lors, intérioriser les sévères lois de la Cité devenait réflexe. Un tel conditionnement domestiquait le peuple, transformait ce dernier en troupeau somnambule. Or, ces grégaires ne pouvaient refouler un cauchemar lancinant. Malgré pareil « surmoi », démesuré, les pulsions instinctives refusaient le profond sommeil. S'activait alors, dans chaque conscience, ce poison anémiant toute révolte, et mondialement propagé durant des millénaires : la culpabilité.

 

Don Quichotte est le nom d'un syndrome

 

            Quand on prend de l'âge, il arrive que la conscience soit assaillie par des regrets. Ou, que l'esprit se désole à cause de l'un ou l'autre remord. Notre perception d'aujourd'hui n'admet plus ces comportements qui, naguère, semblaient aller de soi.

En réalité, la durée nous a changé. Or, s'il y avait possibilité de revenir en arrière, de replonger en d'anciennes circonstances avec ces façons de voir et impétuosités autrefois nôtres, se commettraient exactement les mêmes erreurs.

Il serait également vain de déplorer ces guerres, atrocités, crimes, commis au profit de la « gloire », au bénéfice d'un drapeau national. D'autant que bien des pays, ethnies, certitudes idéologiques, tout au long de l'Histoire, ont régulièrement sombré dans l'inhumain. C'est pourquoi, vouloir restaurer la « grandeur » d'un Peuple, d'un Empire, d'une Culture, revient à se positionner pour quelque nouveau départ vers la sauvagerie. Afin de s'en convaincre, il suffit de considérer la période que nous venons à peine de quitter. Le Vingtième siècle en effet, fut celui des plus grands massacres répertoriés à ce jour.

            Notre temps multiplie les nostalgiques de l'ordre disciplinaire fondé sur un « surmoi » tout-puissant. Ceux-là embellissent le passé, pourtant saturé d'abominables tragédies. Et, cultivent l'habituelle vanité conférée par leur groupe. Ils se flattent d'être nés au meilleur endroit possible, s'estiment issus d'un terroir qui aurait fourni au monde quantités de génies incomparables, de héros inégalés, d'êtres aux vertus exemplaires.

Pour eux, le présent se vautre dans une abomination sans pareille. Un aujourd'hui méprisable, car définit par un total laisser-aller. Ce qui propulserait débauche, impiété, relativisme, grossièreté, je-m'en-foutisme, corruption, infantilisme,... Soit un constat fort sévère, lequel en finale dénonce la décadence d'un pays « jadis exceptionnel ».

Bien sûr, une telle analyse contient certaines observations tout-à-fait pertinentes. Sauf que la solution proposée constitue un réel non-sens. D'abord, on ignore ici l'inconsciente emprise des pulsions exacerbées, d'un « ça » outrancièrement aiguillonné de l'extérieur. Ensuite, remplacer ce conditionnement ignoré par une domestication à l'ancienne, c'est choisir le retour aux asservissements d'hier. De sorte que tous ces nationalistes, souverainistes, populistes de droite, marchent dans le mauvais sens : à reculons ! 

            Pareil chauvinisme rétrograde séduit de plus en plus. Pullulent ainsi les leaders charismatiques prétendant « incarner la volonté du peuple ». On voit dès lors se généraliser de locaux fascismes rampants. Des formations extrémistes, qui s'opposent toutes à l'autre dictature. À savoir, cet ordre économique mondial, lequel impose ses normes à la Terre entière.

Depuis peu, la stratégie de ce mondialisme oppressif - ennemi des États, des religions, des idéaux - s'oriente différemment. Car un tel pouvoir, basé sur l'argent et le principe de plaisir, a récemment découvert que notre petite planète ne peut plus s’accommoder de prédations économiques d'une grande ampleur. Ne lui reste alors qu'un seul territoire lucratif à piller : l'intégrale transformation des corps humains.

Le patriotisme radical rejette semblable projet transhumaniste. Ces modifications d'un génome hérité des ancêtres, le métissage homme-machine, les naissances sans père ni mère, l'universelle standardisation de notre espèce, chez lui provoquent une immédiate répulsion.

            Ce n'est pourtant pas avec l'idéologie identitaire, l'éloge de la race, l'apologie d'une glorieuse lignée, l'amour pour cette « patrie charnelle », que l'on parviendrait à contrer cette fabrique en série de cyborgs.

Certes, les pays dirigés par des patriotes ultras éliminent la prépondérance du « ça », exhortent à l'union sacrée, diminuent de ce fait la concurrence entre leurs habitants. Par conséquent, dépasser autrui en augmentant artificiellement capacités mentales et physiques, se révélerait tentation peu fréquente.

Cependant, parce que largement répandu sur le globe, pareil national-intégrisme installerait aussitôt une compétition nettement plus dangereuse. Car, dans ce cas, les multiples États-nations seraient en rivalité permanente. Et rechercheraient tous la prépondérance ou leur simple survie. Dès lors, ce transhumanisme, qui promet de transformer chaque citoyen en mirobolant superman, deviendrait vite un partenaire obligé.

            Don Quichotte refuse une saine appétence pour la vie. Ce « chevalier à la triste figure » renie le réel, désavoue le présent. Traumatisé par une époque qui bascule, il cherche à la quitter.

Aujourd'hui, notre société de consommation touche à sa fin. Ce monde, défini par surabondance et gaspillage, se termine. Exit ces boulimies provoquées, ces ruées obligatoires vers le profit, la prétention, le sexe. Maintenant, va commencer une ère nouvelle, encore énigmatique, donc angoissante. Beaucoup dès lors, se réconfortent grâce à la régression. Ils veulent à nouveau s'incliner devant des « valeurs intangibles », s'agrippent aux « autrefois » fantasmés.

Il y a pourtant ce flux vital. Un mouvement, qui entraîne vers l'avant, qui conduit vers le « mieux ». Non pas une avancée se réclamant du sens de l'Histoire, postulat théorisé par Hegel, prophétisé par Marx. Mais bien plutôt cette impulsion, cette évolution si judicieusement exposée par Darwin.

            En finir avec une domestication de l'être humain, consiste à retrouver la concorde vivifiante, spontanée, des origines. Celle de ces petits groupes, ignorant conflits permanents et pathologies mentales. Les chasseurs-cueilleurs en effet, favorisaient un vivre ensemble harmonieux.

Parce qu'enchâssés dans un milieu naturel, parce qu'imprégnés de l'entièreté du vivant, ils recherchaient constamment la pondération. Équilibrant de la sorte les « ça » et « surmoi » de chacun, évacuant ainsi toute amorce d'un quelconque pouvoir. Une belle réussite, laquelle a duré plus de 150.000 ans.

           En réalité, ces « primitifs » nous apprennent aujourd'hui comment s'accorder avec notre nature profonde, nous enseignent maintenant les moyens pour restaurer la santé collective. Et ceci, constitue l'invite d'une indiscutable progression.

 

                                                                                               Gablou