Centre d'Étude du Futur

Qui suis-je pour avoir le droit de signer un article « Contre les robots » ? Doté depuis fort longtemps d’une paire de lunettes pour la lecture qui pendent à mon cou ; armé plus récemment de deux implants dentaires, un pour le haut et un pour le bas ; équipé depuis peu de deux aides auditives, une pour la droite et une pour la gauche ; alors qu’il est question de me placer une nouvelle hanche gauche, la mienne commençant à être défaillante et m’obligeant à de multiples exercices journaliers pour garder la forme le plus longtemps possible avant une éventuelle opération, dont j’espère pouvoir reporter l’échéance le plus longtemps possible… Oui, qui suis-je pour avoir le droit de signer un article « Contre les robots », moi qui me « robotise » toujours un peu plus ??? Et qui accepte d’être « robotisé » pour faire face aux multiples défaillances physiques dont je suis victime vu mon âge avancé (84 ans, début janvier 2022). Sans parler des défaillances psychiques qui se profilent déjà à l’horizon, laissant présager une maladie d’Alzheimer, contre laquelle j’ai commencé à me prémunir... Puisque l’euthanasie n’est pas encore vraiment entrée dans les mœurs, n’est-on pas obligé de « tenir le coup » en accueillant, même si c’est à contrecœur, les solutions auxquelles le transhumanisme ouvre une voie qui se veut presque « royale ». Homme augmenté ? Quant à moi, sûrement pas. Homme réparé ? Pas vraiment non plus. Plutôt Homme « rafistolé » …

 

C’est dans cet état d’esprit que m’est revenue à la mémoire un volume signé par Georges Bernanos en 1946 « La France contre les robots », que je suis allé revisiter. En faisant cet exercice de relecture, s’est confirmé pour moi le caractère vraiment prémonitoire de ce recueil d’articles rédigés par l’auteur durant son exil au Brésil, de 1938 à 1945. Oui, Bernanos, qui s’est battu au cours de la première guerre mondiale et a été plusieurs fois blessé, est trop âgé (né en 1888) pour aller sur le front des hostilités du second conflit mondial. Cela ne l’a pas empêché de choisir un autre mode de combat : celui du pamphlet qu’il manie avec un incomparable brio. C’est de plus pour lui une manière d’adresser au monde une sorte d’ultime avertissement, puisqu’il décède en 1948. Comme œuvre posthume, paraîtra encore un de ses chefs-d’œuvre : Le Dialogue des carmélites (1949). Sorte de testament spirituel, c’est sa seule œuvre théâtrale, inspirée de La Dernière à l’échafaud de Gertrud von Le Fort, lui-même inspiré de l'histoire véridique des carmélites de Compiègne guillotinées à Paris, sur la place du Trône, le 17 juillet 1794.  L’auteur est secondairement pamphlétaire. Quand il le devient, il est déjà mondialement célèbre par ses romans : Sous le soleil de Satan (1926), L’Imposture (1927), La Joie (1927), Le Journal d’un curé de campagne (1934), La Nouvelle Histoire de Mouchette (1939), Monsieur Ouine (1943) … D’ailleurs, depuis 1909, il s’était déjà illustré par de nombreux pamphlets. On peut dire qu’il avait le pamphlet dans le sang, qu’il était un combattant des idées.

Dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, il met en garde contre le progrès technique en écrivant : « […] on n’essaie pas impunément de substituer la technique à la vie. La technique n’est pas la vie. » Et dans Le Lendemain c’est vous, il pourfend la « hideuse civilisation mécanique » : qui « n’a pas seulement prolétarisé les hommes » mais qui, plus grave, « a prolétarisé les consciences ». Ce thème du danger de la « Machinerie » est très présent comme fil conducteur de ses réflexions, mais c’est évidemment dans La France contre les robots que sa condamnation de la technicité est la plus présente et la plus virulente. Pour lui, « Un monde gagné par la Technique est perdu pour la liberté. » Le progrès cesse d’être dans l’homme, « il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. » On exige de ce « matériel humain » qu’il aille de plus en plus vite et « par n’importe quel moyen ». Mais Bernanos s’interroge : Aller vite ? Mais pour aller où ? Cela nous importe peu, imbéciles que nous sommes devenus. La Machinerie s’emballe : elle ne crée pas seulement les machines, « elle a aussi les moyens de créer de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. » Ce qui est cercle vicieux pour l’homme est cercle bénéfique pour le monde de la finance, du profit. Car « La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. » D’où la spéculation à outrance. Une spéculation qui envahit tout.

Cette Civilisation des Machines qui progresse à outrance est une civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité. Or si « Un monde dominé par la Force est un monde abominable », « le monde dominé par le Nombre est ignoble. La Force fait tôt ou tard des révoltés, elle engendre l’esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs. […] Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales. » C’est la tyrannie abjecte du nombre qui règne de façon souveraine, créant un vide spirituel. Or l’homme « n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la Civilisation des Machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. » Dans le Paradis de la Civilisation des Machines, « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain » ce nouvel éden où primera le besoin de confort. Et « la cupidité sans frein des marchands finira, grâce au jeu de la concurrence » à nous fournir ce confort à bas prix, à un prix toujours plus bas. »

J’ai lu récemment à Bruxelles une affiche dans un abribus où il était proclamé : « Je refuse une société où le numérique remplace les contacts humains. » Nous assistons à une véritable inflation des valeurs, alors que la grande Internationale de l’Argent et des Banques, qui ne vise qu’une croissance à court terme, abandonne la toute-puissance aux trusts qui tentent à devenir de moins en moins nombreux et donc de plus en plus puissants. Comme Diogène, nous pouvons nous interroger : où est l’homme dans ce nouveau totalitarisme économique ?

Et le robot, s’il nous remplace demain, ne sera-t-il pas lui aussi menacé d’obsolescence ? Puisqu’aujourd’hui au sein de toutes nos machines de plus en plus nombreuses et de plus en plus sophistiquées, est inscrite par nature une obsolescence programmée, nos robots de demain, s’ils nous remplacent tous un jour, pourquoi échapperaient-ils à cette obsolescence-là ? Et que deviendra alors notre consumérisme sur cette planète où il n’y aura plus ni hommes ni robots, dans ce grand désert du vide, où toute vie (tant naturelle qu’artificielle) aura été définitivement anéantie. Faudra-t-il tourner les yeux vers les étoiles ? Vers quel Dieu ? Et pour qui ?

Poser ces questions, n’est-ce pas implicitement faire appel, de tous nos vœux, à une nouvelle politique de plus en plus urgente : celle de la décroissance ? Mais est-ce encore possible ? N’est-il pas déjà trop tard ?

Et si nous sommes encore quelques-uns à subsister, les robots-tueurs (commandés par qui ?) risquent de nous éliminer, avant peut-être de s’auto-suicider… L’intelligence artificielle (IA) elle aussi aura vécu…

 

Sully FAÏK

Toussaint 2021

Veille du jour des morts…