Centre d'Étude du Futur

    En quelques décennies, la technologie a transformé nos vies. De par son action, ont été changés nos rapports sociaux, nos façons de penser, nos perceptions.

Certains, veulent aller beaucoup plus loin. Ceux-là, envisagent de modifier totalement le corps humain! Ceci est d'autant plus inquiétant que la résistance à pareille folie semble à peu près nulle. Aussi, pour qui s'oppose à l'utopie technoscientiste, la nostalgie devient arme essentielle.

Car il fut une époque de fortes convictions, un âge où l'apathie ne prédominait pas. Certes, les idéaux affichés généraient leur lot de disputes mémorables, de querelles partisanes, d'empoignades familiales. Mais au-dessus des mêlées, on percevait parfois ces rires qui accompagnent le jeu.

L'histoire qui suit, provient de ce temps révolu...   

 

    L'oncle Hector avait deux passions dans la vie: ses camions, et sa femme. Il faut dire que cette dernière était, elle aussi, un poids lourd. Et ceci expliquait peut-être cela.

Quoiqu'il en soit, question prestance, tante Adèle se classait sans conteste dans la catégorie des mégalithes. Lui, par contre, appartenait à la tribu des « rase-mottes ». Écrasé par l'envergure de son épouse, il paraissait plus minuscule encore. Hector est d'une taille à ce point petite – affirmaient certains – que ses chaussettes empestent l'after-shave.

Mon oncle et ma tante formaient donc un de ces couples anachroniques qui confortent les vieilles filles dans leur célibat. Pourtant, on ne les voyait jamais l'un sans l'autre. Ce qui faisait rêver ma mère. Romantique incorrigible, celle-ci discernait en ces inséparables quelque duo de choc, tels Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Sarko et Carla.

 

    Habituellement, l'apparition de nos parents suscitait sourires esquissés, moqueries murmurées, poussées d'hilarité rapidement étouffées. Car beaucoup ne les aimaient guère, et cette aversion provenait de leur suffisance, de leur vanité. Mais, ce jour-là, quand ils pénétrèrent dans la chambre mortuaire où gisait la dépouille de grand-père, personne ne se mit à rire. Indépendamment de l'élémentaire respect dû au défunt, nul n'aurait osé braver les usages. En ces temps révolus, une rigide discipline sociétale bridait chaque conscience.

Même tonton Achille retint son habituel Tiens, voilà Laurel et Hardy! Plaisanterie qui toujours réjouissait le jeune garçon que j'étais alors. Mais cette joie d'enfant, ingénument affichée, n'expliquait cependant la froideur de tante Adèle à mon égard. Et quand elle me tendit sa joue pour la bise traditionnelle, je rencontrai une fois de plus son regard glacial. L'incident fâcheux, survenu quelques années auparavant, visiblement imprégnait encore sa mémoire. A l'époque, dans la candeur de mes huit ans, j'avais lancé devant la famille au grand complet: Dis M'man, c'est vrai que les chaussettes de Mononc' Hector sentent l'afteur-chèvre ???

 

    Cette seule phrase, prononcée à voix haute et claire, faisait de moi un fléau national. Parce que terrorisée par les convenances, la famille m'avait aussitôt promu au rang de calamité naturelle. Désormais, je me voyais classé parmi les grandes catastrophes: raz-de-marée, éruption volcanique, tremblement de terre, Chantal Goya.

Heureusement pour moi, je profitais de l'immunité accordée aux enfants. Mais, de ce fait, le scandale éclaboussait mes géniteurs. Pour sûr que ma « mauvaise éducation » risquait d'alimenter plus d'un propos venimeux. C'est pourquoi ma mère s'était immédiatement trouvé un bouc émissaire en la personne de tonton Achille. Lequel, possédait toutes les caractéristiques du parfait coupable.

Non seulement ce disciple d'Épicure adorait flanquer des pavés dans la mare familiale, mais en plus – comble de l'abomination – il osait professer des opinions anarchistes. En outre, chacun connaissait cette joyeuse complicité qui nous liait l'un à l'autre. La responsabilité de mon incartade, lui fut donc attribuée, à la satisfaction générale.

 

    Bien évidemment, ma mère n'appréciait pas les relations privilégiées que j'entretenais avec mon oncle. En conséquence, il convenait de nous séparer. Et, pour mon édification, elle pratiqua le discrédit systématique. Ton oncle Achille mène une vie de bâton-de-chaise, lançait-elle souvent, tout en baissant les yeux à l'évocation de pareille turpitude. Mais moi, vivre comme une chaise ne me paraissait pas très sulfureux. Alors, constatant mon scepticisme, elle se mit à dénigrer les anarchistes.

D'après ce que je pu comprendre, ces dangereux individus attendaient l'occasion de poser l'une ou l'autre bombe, afin d'embêter les honnêtes gens. Mais, grâce au ciel, ils étaient surveillés par toutes les polices d'Europe et de Navarre.

 

    Ma mère argumentait de façon fort peu convaincante. Car, après toutes ses mises en garde, ils me faisaient rêver, moi, ces anarchistes! Déjà, je me représentais ceux-ci en aventuriers intrépides. Mon imagination, qui battait aisément la campagne, les transformaient en maîtres-espions, maniant explosifs et gadgets mortels. Je les voyais aussi, déjouer habilement de sombres machinations. Et, entre deux périls, ils goûtaient la compagnie de quelque superbe créature. Au coeur de pareilles rêveries hollywoodiennes, ce dernier fantasme mettait en scène mon idéal féminin d'alors: l'incomparable Ursula Endresse (laquelle méritait bien son nom; ainsi que devait me l'apprendre peu après, ma puberté naissante).

Donc, les tentatives visant à faire de moi un ennemi des libertaires, se soldaient par un fiasco. Aussi, devant l'inanité de ses efforts, ma mère employa son arme ultime. Avec ce coup de Jarnac, elle croyait me persuader de manière décisive. Et je l'entendis me dire, d'une voix toute imprégnée d'horreur, ces tragiques paroles: Les anarchistes, ils ont tué la gentille Sissi!

 

    Là, je me voyais secoué par l'importance de l'information. Car la Sissi en question, ne m'était que trop familière. Régulièrement en effet, je subissais de sirupeux navets consacrés à cette jouvencelle. L'antique cinéma du quartier semblait même spécialisé en la matière, tant il repassait avec entrain ces vieux mélos soporifiques.

C'est à pareilles séances que me traînait ma mère. Et pendant qu'elle versait une larme sur les amours contrariées de la maison d'Autriche, je faisais mon possible pour ne pas mourir d'ennui. Parce que, en ce temps-là, un film dans lequel n'intervenait pas quelque cow-boy me semblait pur gâchis de pellicule. Mais, surtout, j'avais peur de prendre goût à ces romances de carton-pâte. Moi qui aurait tant voulu être John Wayne, me sissider en me noyant dans la guimauve m'apparaissait comme perspective épouvantable.

Or, ces niaiseries se débitaient sans relâche. Je finissais par croire que les Habsbourg, et leurs problèmes sentimentaux, bientôt constitueraient l'essentiel des productions du 7ème art. Et, redoutant ce monopole, je m'interrogeais avec angoisse: Sissi viendrait-elle à bannir Rintintin des salles obscures?

Dans ces conditions, la mort brutale de l'héroïne rose-bonbon – je le confesse – n'était pas une mauvaise nouvelle. Puisque nombre de scénarios reposaient sur sa biographie, la brièveté de celle-ci en limiterait les représentations à l'écran. Abattue en pleine course, Sissi-inspiratrice cessait d'être une fatalité. Je pensais donc que les anarchistes avaient accompli là un bel exploit. Car, ils restituaient ainsi un avenir au cinéma de mes voeux. Quels types ces anars! Et à cette admiration, s'ajoutait une infinie gratitude.

 

                        ***

 

    Laissons ici les chats anarchistes, et revenons à nos moutons. Ceux-ci, s'efforçaient d'afficher une mine de circonstance. Notre famille étalait son deuil, mais dissimulait mal sa béate satisfaction. C'était un grand honneur en effet, que de voir Monsieur le notaire Lardoise, et sa dame, rendre un dernier hommage au grand-père. Une telle reconnaissance, par un notable en vue, propulsait la famille au niveau des « gens biens ». Offrez donc une pendule à tous les miséreux de votre quartier, et beaucoup de ceux-ci se féliciteront de leur nouveau statut, se mettront à voter pour  quelque parti bourgeois. Or, chez nous, ce jour-là, on voulait croire à semblable « promotion sociale ». D'ailleurs, dès l'arrivée du notaire, tante Adèle avait organisé la mise à l'écart des indésirables. Ceux qui auraient pu rappeler nos origines prolétariennes ou tenir des propos par trop révolutionnaires, furent attirés dans la cuisine grâce à l'appât d'une bouteille de genièvre.

Malheureusement, personne n'avait envisagé l'éloignement du cousin Franz. Certes, pareil Flamand d'extrême-droite ne pouvait passer pour un subversif. Et, ce catholique ultra-conservateur (on disait alors calotin) méritait bien le surnom que lui avait donné tonton Achille (Poil-de-calotte). Mais voilà, notre parent parlait à tort et à travers. Cela s'avérait d'autant plus gênant qu'il estropiait allègrement la langue française. Le vrai massacre à la tronçonneuse! Hélas, un sort funeste voulut qu'il prit la parole quand on s'y attendait le moins. Car lorsque Monsieur Lardoise – très digne devant le cercueil de grand-père – demanda quel mal terrible avait emporté notre aïeul, Franz répondit tout à trac: Une maladie du pneu!

 

    Il s'agissait d'un cancer du poumon. Et notre pneumologue amateur, sans complexes, aussitôt se lança dans des explications médicales tout à fait burlesques. Pour sûr que l'écoute de pareils égarements aurait conduit plus d'un éminent médecin à la dépression nerveuse. D'ailleurs, la mine défaite du notaire en disait long sur ce verbiage délirant. Même tante Adèle, en restait bouche bée. A vrai dire, tous étaient médusés; comme se sachant condamnés à subir éternellement ces fadaises.

Par bonheur,de grands rires sonores en provenance de la cuisine interrompirent notre cousin. Alors, profitant de cette diversion miséricordieuse, Monsieur et Madame Lardoise bredouillèrent quelques vagues adieux, puis s'éclipsèrent en rasant les murs.

 

    Un long et pesant silence s'ensuivit. Il fallut d'autres accès d'hilarité, pour secouer une telle prostration collective. Décidément, on menait joyeuse vie, là-bas, dans cette cuisine! Aussi, sur ce thème, l'assemblée clama son indignation. Selon ces jérémiades, un enterrement réussi débutait obligatoirement dans les pleurs. Certes, si le défunt restait sagement confiné dans sa bière, la coutume voulait que son entourage, lui, s'immerge volontiers dans l'alcool. Cependant, les convenances exigeaient d'abord que le mort fût tout à fait froid, avant que l'ambiance ne commence à chauffer. Le courroux familial semblait donc se focaliser sur ce non-respect de la tradition.

En réalité, il s'agissait là d'un discours de façade. La colère existait bel et bien, mais celle-ci répondait à la tournure catastrophique qu'avait prise la visite du notaire. La famille se sentait déconsidérée. Dès lors, elle jugeait les parias de la cuisine aux rires intempestifs, comme responsables de sa « déchéance ». Parce que criant le plus fort, tante Adèle se mit à la tête de tous ces grincheux, les entraînant vers le lieu du forfait.

 

    Notre meneuse d'hommes déboula dans la cuisine avec l'oeil mauvais, et le nichon agressif (son opulente poitrine, disait-on, eût coulé le Titanic plus sûrement que le fameux iceberg).

Elle s'assit aussitôt en face de tonton Achille; lequel, sirotait paisiblement son genièvre. Il ne risquait rien pour l'instant, car une agitation bruyante faisait en sorte de retarder l'esclandre qui s'annonçait. Si la pièce était grande, elle manquait singulièrement de chaises; aussi fallait-il en quérir dans toute la maison. Mais quand chacun fut assuré d'un siège, quand le calme revint, tante Adèle partit à l'attaque:

-Il semble que l'on s'amuse bien, ici !?! Ces mots se prononcèrent d'un ton à ce point détaché, qu'il aurait fait pâlir d'envie les actionnaires de la firme Stop-ô-taches. Un tel propos s'adressait visiblement à l'anarchiste de la famille, néanmoins, ce fut le vieux Dieudonné – familièrement appelé Doné – qui répliqua:

-Il leur faut ça, aux petites gens, un peu de plaisir de temps à autre... Digne réponse d'un lutteur syndicaliste d'autrefois. Et, joignant le geste à la parole, le fidèle camarade de grand-père vida son godet. Tonton Achille porta lui aussi son verre à la bouche, puis compléta avantageusement la phrase précédente:

-Il n'y a pas que le travail dans la vie... Cette affirmation, d'une apparente banalité, frappait cependant un endroit sensible. Car, pour tante Adèle, le travail représentait une vraie religion. Elle réagit alors au quart de tour:

-Il faut travailler dur si l'on veut « arriver »! Et quand on emploie du personnel, il faut être le premier à l'ouvrage et le dernier parti! Je travaille 14 heures par jour, moi! D'ailleurs ce sont les patrons qui travaillent le plus!

De nombreux murmures d'approbation accompagnèrent ce discours. Dès lors, notre édifiante personne dressa  encore un peu plus son buste volumineux, maintenant comparable à deux obusiers qui menaceraient toute forme d'impertinence. Mais, tonton ne capitulerait pas devant celle qu'il appelait Adèle-la-laiterie:

-C'est peut-être vrai que les patrons travaillent davantage que leur personnel. Mais, soyons justes: reconnaissons que les ânes, eux, travaillent encore plus que les patrons! Et ce furent le tollé général, les protestations véhémentes, la vertu outragée...

 

   

                        ***

 

    Chacun regardait à présent tonton Achille, comme sil eût été une crotte de chien posée sur la belle nappe brodée par grand-mère. Certes, la famille n'appréciait guère tante Adèle. Néanmoins, celle-ci représentait le modèle même de la réussite sociale. Bien que partis de rien, elle et son mari Hector géraient en propriétaires une entreprise de transport aux multiples camions. Tous s'inclinaient donc devant pareil succès dans les affaires.

Quant à tonton, sa vie professionnelle ne plaidait guère en sa faveur. Pour tous ces gens qui aspiraient à la respectabilité bourgeoise, il n'était qu'un « instable », un « incapable », un « raté ».

 

    Assurée de ce public partisan, tante Adèle se lança de nouveau, cherchant l'estocade:

-On peut rire des patrons, il n'empêche que ce sont eux qui font vivre le pays!

-Je ne crois pas au commerce « patriotique ».

-Comment!? Mais, ce sont eux qui produisent la richesse et créent des emplois! Et de ça, tous les autres en profitent!

-Je ne crois au commerce « philanthropique ».

Comme on le voit, tonton Achille ne croyait pas à grand-chose...

 

    A vrai dire, ce grand sceptique venait d'énoncer là des pensées iconoclastes. Par ses réponses, il s'opposait à la sanctification du travail, suggérait l'existence d'une motivation soigneusement occultée: l'appât du gain. En conséquence, mononc' Hector cru bon d'intervenir, accourant ainsi au secours de son épouse. Car c'était bien l'amour qui unissait ces deux êtres; l'amour de l'argent. Et, cette avidité devait absolument se dissimuler sous de nobles principes.

-Quand on t'écoute, on se rend compte que tu n'aimes pas beaucoup le travail. Et si j'entendais un de mes chauffeur parler comme tu viens de le faire, sur le champ je le flanque à la porte!

-Cela ne m'étonne pas. Il est facile en effet, de priver quelqu'un de son gagne-pain, de le soumettre, de l'humilier. Pour agir ainsi, il suffit simplement d'avoir la loi pour soi, tout le système derrière soi, la majorité des gens avec soi.

 

    Une fois de plus, le discours de tonton Achille suscita des murmures hostiles. De toute évidence, l'exaspération parvenait à son comble. Maintenant, ils montraient tous leur colère. Mais c'est mononc' Hector qui paraissait le plus agité. Brusquement, il bondit de son siège, ses bras tendus, les paumes offertes.

-Voilà! Voilà des mains de vrai travailleur! C'est avec ces mains là, que je suis arrivé là où je suis. Et si certains ne sont pas contents, eh bien, ils n'ont qu'à  faire la même chose que moi: travailler dur!

Pour appuyer ses dires, il exhibait à la cantonade de véritables battoirs déformés par les cals. Et ces callosités aux mains alimentaient sa fierté, parce qu'elles fournissaient la preuve de son mérite. Toutefois, tonton allait encore saboter cette nouvelle tentative de justification.

-Personne ne doit se vanter d'être le parfait larbin! Qui choisit d'endurer les corvées, de se plier aux horaires, de subir des chefs ou des clients, ne peut pas se poser en modèle. Pourtant c'est ça que, fièrement, tu nous explique ici: que tu es un esclave promu!

Aussitôt, une fureur torrentielle déferla sur la pièce. Et les invectives se mirent à pleuvoir. Fainéant, bon à rien, traîne-savates... émergèrent ainsi du tumulte indistinct. Mais l'insulté semblait fermement résolu à ne pas se laisser faire. Il se mit donc lui aussi à crier:

-Vous êtes enfermés dans vos préjugés comme les cornichons dans leur bocal! Oui, c'est bien ce que vous êtes: des « cornichons »!

Alors, plusieurs firent mine de se lancer sur tonton. Or celui-ci s'était déjà dressé, empoignait le dossier de sa chaise, soulevait cette dernière en la brandissant telle une massue. Manifestement, cet homme qui menait une vie de « bâton-de-chaise », désirait poursuivre la conversation, mais à « bâton rompus ». Et mononc' Hector avait toutes les chances de récolter quelques cals supplémentaires, cette fois sur le sommet du crâne.

Conscients du danger, les assaillants se tenaient hors de portée tout en vociférant. Néanmoins, comme tous échangeaient des injures et se faisaient de plus en plus menaçants, on pouvait craindre le pire. Le défunt allait-il faire des émules? Y-aurait-il des « cornichons » pour accompagner grand-père dans son dernier voyage?

 

    Ce fut cousin Franz qui brisa pareil suspens. Malgré le tintamarre ambiant, on l'entendit soudain hurler à plein poumons: Grand-père n'est plus dans sa caisse!

Les dames poussèrent un cri d'effroi; les hommes se figèrent guettant la porte d'un oeil inquiet. Peut-être s'attendaient-ils à voir surgir le mort. En tous cas, le calme était rétabli. Alors, notre cousin vint se planter au centre de la pièce. Puis il leva la main, pointant un index au-dessus de sa tête. De manière instinctive, tous les regards suivirent la direction indiquée. A présent, chacun fixait le plafond en retenant son souffle.

-Oui, grand-père n'est plus dans sa boîte. Maintenant, il est là... au ciel!

L'air triomphant du cousin Franz, servait à barrer la route aux incrédules. En réalité, son attitude correspondait à celle d'un instituteur qui s'adresse à des enfants. C'est pourquoi il adopta rapidement une mine sévère, comme s'il voulait sermonner les cancres de la classe.

-Là-bas, au ciel, grand-père voit tout le bazar. Il voit sur sa famille la dispute; il voit une fois sa famille se scinder!...

Il s'interrompit net, interloqué. Parce que ces dernières paroles, venaient de déclencher le rire du vieux Doné. Certes, se servir du verbe scinder témoignait d'une certaine recherche dans l'expression. Encore fallait-il dire ce mot correctement. Mais, notre cousin l'avait prononcé skindeï. Voilà ce qui arrive quand on se fie aux dictionnaires.

En attendant, l'ancien syndicaliste s'engouffrait dans une crise de fou-rire. Entre deux hoquets, il essuyait les larmes de ses yeux; puis il frappait la table, répétant skindeï! skindeï!, et repartait de plus belle. Car, après tout ce genièvre éclusé, l'ami Doné était raide (Message personnel: Non, Lucienne, je n'ai jamais écrit l'amidonné était raide!).

 

    Visiblement, cette hilarité dopée à l'alcool n'arrangeait pas notre cousin. Le rire en effet, ne permet pas de pontifier. Franz s'en prit donc au vieil ami de grand-père, cherchant à lui faire honte de son intempérance. Il parvint ainsi à stopper la gaieté de l'ancêtre, mais ce dernier se dressa tout de go. Alors, bien que légèrement vacillant, Doné s'exprima d'une vois posée:

-Oui m'fi, je suis saoul. Et toi, tu es flamingant. Mais moi, demain, je ne serais plus saoul. Alors que toi, demain, tu seras encore flamingant!

Entre ces deux-là, la suite devint à ce point orageuse qu'il fallut les séparer...

   

    Ce fut quand même un bel enterrement. D'ailleurs, les gens du quartier en parlèrent à de nombreuses reprises. Jamais ils n'avaient vu tant de visages fermés, de mines sombres, de traits contractés derrière un corbillard. Pour ces spectateurs non-avertis, il semblait évident que notre famille s'efforçait de contenir son chagrin. Dès lors, comment leur expliquer, que pareils masques extériorisaient bien des ressentiments!?

   

 

                        ***

 

    Les obsèques de naguère n'existent pratiquement plus. Le décès d'un proche devient une formalité dont on s'acquitte au plus vite. Dissipée, cette proximité de la mort. Terminées, ces longues funérailles aux plaisantes libations. Disparues, les grandes réunions de famille qui voyaient parents et amis du défunt s'étourdir, afin de conjurer chagrin, nostalgie, angoisse. Pareils antidotes ne sont plus de mise dès lors qu'on escamote la fatalité du trépas.

L'insensibilité devant l'évidence de la tombe, ne peut que grandir. Les enterrements, paraît-il, vont devenir de plus en plus rares. La techno-science en effet, promet de nous faire vivre très longtemps. Celle-ci va même jusqu'à prédire un imminent accès à l'immortalité! Et, pour en arriver là, on nous remodèlera selon des schémas mécanistes. Qu'adviendra-t-il alors de la gaîté, lorsque le corps humain sera devenu machine?

C'est pourquoi le rire, comme défi à notre finitude mais aussi comme joyeuse expression corporelle, risque bientôt de disparaître.

 

    Déjà, d'insidieuses menées favorisent l'éradication de notre fantaisie naturelle. Il faut y voir l'action d'une rationalité fanatique. Car celle-ci veut un règne sans partage, et relègue la pensée dans l'ingéniosité technique. Soit une configuration particulière de l'intellect, un lieu où la légèreté n'a plus sa place.

Les accros aux sciences dures rejettent ce qui ne s'aligne pas sur leur positivisme. Comme dans toutes les addictions, on trouve ici le refus d'une part majeure de l'existence, autrement dit un déni du réel. Se voient ainsi refoulés, l'incalculable, l'incomplet, l'informulable, l'imprévisible, l'incontrôlable, l'imprécis, l'incertain, l'invérifiable. Or, la quête existentielle réclame des hommes une réflexion différente; en réalité, un questionnement essentiel. Cependant, ce dernier débouche, forcément, sur maintes réponses floues, subtiles, intuitives, poétiques, fragmentaires, hétérogènes, idéalistes, partisanes. Et à pareille démarche vitale, les technocientistes opposent leur excès de rationalisme.

Cette pesante rigueur sélective, disqualifie religions, philosophies, idéaux politiques. Ainsi tombent ces ponts qui mènent au dépassement de soi. Ainsi progresse un funeste monopole du rêve.

La technostructure impose donc son utopie, et procure un placebo au mal-être qui en résulte. De fait, les amputés du sens, les malmenés par l'absurde, les menacés du vertige pour cause de vide intérieur, se ruent sur béquilles et prothèses technologiques. Il s'agit-là d'une panacée dérisoire, car incapable de restaurer cet optimisme qui soutient l'existence.

L'intégrisme techniciste peut alors saturer le milieu ambiant de ses réalisations. Aussi, peu à peu, nos cerveaux se calquent sur le modèle informatique. Et, maintenant désarmées, dans l'impossibilité de se rassembler autour de solides convictions, les consciences cèdent à l'emprise du système. Ne subsistent – mais pour combien de temps encore? - que la révolte individuelle et son arme défensive: l'humour.

 

    Mr Nietzsche ne tenait guère la Bible en grande estime. Selon son analyse, les Saintes Écritures présentent, parmi d'autres carences, un défaut majeur. On n'y trouverait pas la moindre plaisanterie! Or, pour lui, un tel manque suffit à condamner un livre. Et de dénoncer alors cet « esprit de sérieux », lequel plombe tellement le domaine des idées. Car tout penseur qui se respecte, se doit d'aborder les concepts avec souplesse. On tient là une autre façon de raisonner, une logique dont l'inspiration correspond à cette absence de pesanteur qui est propre à la danse.

De nos jours, le « gai savoir », tant prôné par notre philosophe allemand, se fait particulièrement discret. La connaissance d'aujourd'hui se définit comme ressource économique, vecteur de croissance, moderne Eldorado. Dès lors, le pouvoir traite en héros ces tâcherons hautement spécialisés qui conçoivent, produisent et vendent un univers de plus en plus artificiel.

Considérée dans son ensemble, la pensée contemporaine pèse des tonnes. Cela, parce qu'elle se veut  tyranniquement cartésienne, et rentable.

 

    Il faut donc nous opposer à cette nouvelle sorte de « cornichons ». Celle qui s'active afin d'implanter chez tous, ses... cals à l'intelligence, ses... durillons à l'âme.        

                               

                                        Gablou